L'importance croissante des données numériques et de leur échange (qu'il s'agisse d'images, de textes, de vidéo, de musique ou de quelque autre « data ») a donné à l'ordinateur individuel, ou au serveur de données, une place prépondérante dans l'économie de la recherche, tout comme dans notre rapport individuel à l'information et au savoir. Sans micro-ordinateur, point de salut. Après avoir bénéficié de l'aide à l'écriture par le biais du traitement de texte, le chercheur dispose aujourd'hui d'un outil de traitement du savoir. Cet outil ordonne, classe, échange, propose, parfois impose des formats. Le numérique est un fait, il remodèle le paysage du savoir, de son apprentissage et des méthodes qui y donnent accès.
Devant notre écran, nous croyons disposer d'un assistant ; d'aucuns pensent que nous avons trouvé un maître (un maître autoritaire) car son action est parfaitement diffuse et continue, parfois tellement omniprésente qu'elle en devient presque invisible et finalement naturelle. Pour avoir sur lui un semblant de maîtrise, il a fallu apprendre des gestes (utiliser des menus, enregistrer, se connecter, envoyer un courriel, ouvrir et redimensionner une image) comme on a appris jadis à lire, compter ou écrire. La pratique de l'outil, si alerte soit-elle, ne nous renseigne cependant pas sur sa nature technologique ou son mode de fonctionnement. Nous utilisons une technique, peut-être même un savoir, si l'on considère que l'informatique est fille des mathématiques, sans toutefois le connaître (à moins d'être informaticien) pour faire progresser ou soutenir le nôtre. Que devons-nous donc penser de cette nouvelle interdépendance des savoirs ?
La Maison européenne des sciences de l'homme et de la société (MESHS), en consacrant son deuxième Printemps des SHS au thème du numérique, s'est proposé de mener une réflexion sur ce qui apparaît à certains comme une révolution. Dans quelle mesure l'informatique (l'ordinateur, pour ne citer que cette machine numérique) intervient-elle dans les processus de recherche ? Jusqu'où les objets d'étude eux-mêmes s'en trouvent-ils modifiés, voire redéfinis ? Dans quelle mesure aussi, et pas seulement au sein des seuls champs disciplinaires des sciences de l'homme et de la société, le numérique réorganise-t-il certains aspects de nos pratiques sociales et culturelles ?
Questions de recherche scientifique donc, mais aussi et très généralement, questions de société.
Si les sciences humaines et sociales (SHS) ne sont pas à l'origine des conceptions informatiques, ni peut-être d'ailleurs d'une réflexion structurée sur les moyens et les fins de l'outil numérique, elles sont aujourd'hui requises à bien des égards pour instruire cette enquête. L'informatique s'est introduite dans leurs champs disciplinaires : les SHS ont en retour à en produire une épistémologie. Par exemple, l'automatisation du calcul (c'est ainsi que l'on définit très généralement l'informatique) donne lieu à des programmes qui se présentent sous forme de textes lus, interprétés, compilés et exécutés par une machine (à laquelle étrangement, parfois, on compare le cerveau) et en cela relèvent aussi de l'histoire des signes. S'il s'agit là sans conteste d'un nouveau langage, nous devrons nous demander si nous sommes, pour autant, face à un nouveau savoir. Le paysage technologique s'est rempli d'objets aux noms énigmatiques. Qui sait ce que signifie « DVI », « jpeg », « mpeg », « mp3 », « VGA » ? Des noms, pourtant, tôt ou tard rencontrés. Sait-on que derrière un tel acronyme est décrit un groupe de travail, une norme qui garantit certaines règles d'utilisation et de fabrication ? L'enjeu est important : il s'agit de la lisibilité et de la pérennité de nos archives. Il est donc « documentaire », et au-delà, « mémoriel ». Le droit voit aussi certaines de ses catégories remises en cause. L'illustration en fut manifeste lors de la controverse sur le projet de loi Hadopi. Si la tendance générale est à la dématérialisation des documents, leur échange et surtout leur identification posent de nouveaux problèmes en matière de propriété individuelle et collective. Enfin, si la société des hommes s'est structurée traditionnellement par la résistance de l'espace et du temps (comme on parle de celle des matériaux), l'usage exponentiel du réseau, abolissant les distances et parfois brouillant les repères temporels, ne peut manquer d'interpeller sociologues, psychologues, économistes ou philosophes, et permet aux artistes de jouer avec de nouvelles formes d'ubiquité.
En réunissant des chercheurs d'horizons divers, le Printemps des SHS 2010 entend nourrir une réflexion interdisciplinaire qui rompe avec des questionnements souvent sectoriels sur des pratiques et des objets pourtant omniprésents.
URI/Permalink: