Par Simon Lemaire,
doctorant en sociologie, Transitions Université de Namur
Chaque fois que l’on me demande l’objet de ma recherche doctorale, je me prépare à l’inévitable. Très majoritairement en effet, lorsque je réponds que ma thèse porte sur des groupes de patients vivant avec la maladie d’Alzheimer se rassemblant dans une forme d’activisme sanitaire alternatif[1], deux types de réactions priment.
Soit on me demande si ça n’est pas trop douloureux émotionnellement d’être confronté à ces situations dramatiques. Soit on me propose des traits d’humour douteux sur le fait que je dois souvent me retrouver seul aux rendez-vous planifiés. Ces deux types de remarques, même s’ils ne sont pas une source légitime pour généraliser l’imaginaire collectif lié à la maladie d’Alzheimer, indiquent que les représentations autour de cette condition sont connotés négativement. En effet, lorsque l’on se penche sur la littérature, on observe que les représentations de la maladie d’Alzheimer sont associées à des pertes de mémoires, des incapacités, une mort avant la mort, une perte de soi, du discrédit, en bref une forme de fin, avant la fin (Carbonelle, Casini, Klein & Klein, 2009, Ngatcha-Ribert, 2004). Ces représentations sont à relier au discours biomédical, dominant, qui forge la vision de cette maladie (Poveda, 2003; Rigaux,1998). Toutefois, petit à petit, ce regard évolue et finit non plus par se poser uniquement sur les manques et déficits, mais bien sur ce qui est encore présent et ce avec quoi nous pouvons encore faire (Ibid. ; Innes, 2009). C’est notamment le cas de l’approche centrée sur la personne, popularisée par Tom Kitwood à la fin des années 1990 en Angleterre (Innes, 2009). Il existe toute une série de projets, institutionnels ou non, qui s’inspirent de ces approches et qui cherchent à promouvoir une autre vision de la maladie. Ce sont ce que l’on appelle les mouvements Dementia-Friendly, très populaires en Angleterre, mais qui font aussi des émules en Europe continentale et ailleurs dans le monde (Ngatcha Ribert, 2018).
Les groupes de patients que j’ai eu l’occasion de rencontrer assidument ou non dans le cadre de ma recherche doctorale s’inspire de cette approche et ont pour volonté de permettre un autre regard sur la maladie d’Alzheimer. Un regard qui ne soit pas déficitaire, qui ne se concentre pas sur les pertes mais sur ce que l’on peut encore construire ; un regard qui n’associe pas uniquement la maladie d’Alzheimer à des problèmes de mémoire ou a une extrême sénilité. De fait, les groupes que j’ai rencontrés sont composés de personnes plutôt jeunes - 65 ans en moyenne - et si j’ai en effet eu l’occasion d’assister à des moments douloureux, j’ai la plupart du temps vu des sourires et un travail qui tend vers l’aller mieux (Chamahian, Caradec, 2016), voire le « mieux-vivre ensemble », pour utiliser leurs propres termes.
J’ai eu la chance de participer à une cinquantaine de rencontres au cours de mon terrain. La plupart suivait un groupe belge, mais j’ai également assisté à une dizaine de réunions en Angleterre et ai visité à trois reprises un groupe en France. La question que j’ai choisie d’embarquer avec moi lors de ces observations est celle de la portée politique de ces groupes visant à développer une dementia voice[2]. En effet, la participation, l’inclusion, la démocratie sanitaire, l’expertise d’expérience ou encore la pair-aidance sont des termes que l’on commence à ne plus devoir présenter et qui semblent petit à petit questionner les formes politiques contemporaines classiques. J’ai donc voulu observer comment une participation était construite dans le cadre de personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer. Enfin, en suivant le développement d’études ethnographiques de la participation, j’ai porté mon attention sur les formes concrètes de cette participation, suivant les critiques faites aux philosophies politiques souvent trop exigeantes en termes de critères participatifs.
Si l’analyse est encore en cours, je peux déjà indiquer qu’elle se divise en deux parties. Premièrement, j’observe ces associations de patients à la lumière des activités qu’elles proposent. En les suivant, j’ouvre donc la boîte noire de ces lieux associatifs, souvent invoqués mais finalement peu décrits (Rabeharisoa, Moreira, Akrich, 2014). Ces lieux, à travers divers moments, sont à la fois thérapeutiques, sociaux, épistémiques et politiques. L’idéal véhiculé par ces groupes vise à prendre en considération les expériences des individus afin de proposer des solutions plus adéquates aux problématiques de la maladie d’Alzheimer. Pourtant il ne s’agit là que de l’une des fins possibles à ces assemblées. En effet, ces rassemblements induisent aussi une forme de résilience et la participation remplit donc également une forme de soutien pour les participants. Quand les objectifs idéaux sont réalisés, suite aux partages des expériences des membres, des savoirs sont créés et idéalement partagés afin de permettre non plus à des individus mais à la catégorie des personnes jeunes vivant avec la maladie d’Alzheimer une forme d’individuation (Zask, 2011). Toutefois, le jeu démocratique sert parfois uniquement à l’individu et à sa reconnaissance, nous parlerons alors de résilience par activisme, plutôt que d’activisme résilient. Ce premier axe vise donc à questionner les associations de patients et ce qu’elles réalisent dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, à partir du modèle de l’evidence-based activism mais sans s’y limiter (Rabeharsioa, Moreira, Akrich, 2014).
Deuxièmement, le second axe est davantage micro-sociologique. Il cherche à comprendre comment ces réunions composent avec des personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer, comment sont mises en places les volontés participatives et quelles en sont les réserves, notamment en termes de dynamique relationnelle avec les proches. Il s’agit de voir à partir d’une approche goffmanienne comment sont mises en musique les différentes interventions et comment elles actualisent ou non les volontés politiques et épistémiques de ces lieux à partir des potentielles difficultés communicationnelles liées à la maladie. Entre harmonisation et modulation, comment faire de ces réunions des expériences positives en elles-mêmes, première condition pour espérer atteindre les objectifs idéaux de ces lieux. Nous proposons donc une forme d’ethnographie de la participation ou plus largement du politique (Cefaï, 2011 ; Cefaï et al. 2012) dans ces espaces particuliers.
Ces axes sont en réalité reliés. En effet, il s’agit toujours d’une transaction entre un individu et un environnement. D’abord, entre une personne vivant avec la maladie d’Alzheimer et son environnement direct. Ensuite, suite aux partages en groupe de ces expériences, une généralisation de la transaction nécessaire entre un individu vivant avec la maladie d’Alzheimer et un environnement. Enfin, pour que cette généralisation soit possible et pour qu’elle soit réellement participative, il faut également pacifier le rapport entre un individu vivant avec la maladie d’Alzheimer et l’environnement que constitue une réunion participative[3]. Cette triple transaction écosémiotique (Berger, 2018) doit dans l’idéal permettre à une forme de familiarité de se réinstaller mais revient parfois ici à avoir l’habitude de ne plus en avoir, et développer une capacité d’improvisation à toute épreuve pour évoluer avec flow dans les différentes situations que la vie avec la maladie d’Alzheimer nous propose, collectivement (Belin, 2001).
Notre recherche choisit aussi de partir de ces réunions pour comprendre comment à travers le travail interactionnel entre personnes concernées par la maladie d’Alzheimer se (dé)jouent déjà ce que nous appelons parfois les injustices épistémiques (Godrie, Dos Santos, 2017) pointant le fait qu’elles résident dans l’impossibilité pour l’expérience de certains individus de passer d’une forme de secondéité à une forme de tiercéité[4]. Les lieux étudiés sont des espaces où ces liens entre expériences personnelles et savoir collectif sont travaillés, voire forcés à certaines occasions, permettant potentiellement à ces acteurs souvent décrédibilisés que sont les personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer d’encore prendre part. Ce faisant ces associations véhiculent une image différente de la maladie d’Alzheimer et des personnes vivant avec, une image qui est nettement plus positive et engageante pour les personnes concernées. Elles proposent une autre réponse sociale aux situations Alzheimer, une réponse qui se veut basée sur les volontés des personnes directement concernées.
C’est ce travail que tente d’élucider notre recherche doctorale encore en cours : au croisement d’une sociologie de la santé et d’une ethnographie du politique et à l’ombre de la maladie d’Alzheimer se dessinent les bases d’une réponse sociale alternative à une problématique qui a été érigée en défi majeur pour nos sociétés vieillissantes, et pour laquelle le monde médical semble encore peu outillé pour proposer des perspectives réjouissantes.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
Consulter la liste de toutes les contributions.
[1] Je préfère ce terme à celui de démocratie sanitaire pour à la fois me défaire du cadre strictement français et pour également prévenir les difficultés que vont induire la maladie d’Alzheimer à l’application contemporaine classique des idéaux démocratiques, majoritairement individuels. De plus, je pense que les groupes que j’ai pu observer jouent en partie le rôle démocratique, mais pas toujours, et pas uniquement. Enfin, à la fois le terme sanitaire et le terme démocratique risquent d’être limités pour décrire les situations disparates observées. Il ne s’agit pas toujours de santé, mais le plus souvent de vie malgré des problèmes de santé ; il ne s’agit pas de donner le pouvoir au peuple, mais de chercher à perpétuer l’individuation des personnes concernées par la maladie d’Alzheimer.
[2] Notamment : https://www.dementiavoices.org.uk/
[3] Dans les modalités des groupes Dementia friendly, nous ne sommes donc pas dans l’espace public tel que classiquement analysé dans les travaux de la participation.
[4] Nous empruntons ici le vocabulaire de Charles Sanders Peirce, tel que le propose la sociologie soucieuse des signes que Mathieu Berger développe dans ses travaux récents (Berger, 2017, 2018).
Bibliographie
Akrich, M., & Rabeharisoa, V. (2012). L'expertise profane dans les associations de patients, un outil de démocratie sanitaire. Santé publique, 24(1), 69-74
Belin, E. (2001). Une sociologie des espaces potentiels: logique dispositive et expérience ordinaire. De Boeck Supérieur.
Berger, M. (2017). Vers une théorie du pâtir communicationnel. Sensibiliser Habermas. Cahiers de recherche sociologique, (62), 69-108.
Berger, M. (2018). S’inviter dans l’espace public. La participation comme épreuve de venue et de réception. Sociologie
Brossard, B. (2017). Oublier des choses. Alma éditeur.
Carbonnelle, S., Casini, A.& Klein, O. (2009). Les représentations sociales de la démence: de l'alarmisme vers une image plus nuancée: une perspective socio-anthropologique et psychosociale. Bruxelles, Belgium: Fondation Roi Baudouin.
Cefaï, D. (2011). Vers une ethnographie (du) politique: décrire des ordres d’interaction, analyser des situations sociales. Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles, Peter Lang, 545-598.
Cefaï, D., Carrel, M., Talpin, J., Eliasoph, N., & Lichterman, P. (2012). Ethnographies de la participation. Participations, (3), 7-48.
Chamahian, A., & Caradec, V. (2016). Aller mal, aller bien, aller mieux: trois manières de vivre avec la maladie d’Alzheimer. Aller mieux. Approches sociologiques, 111-119.
Innes, A. (2009). Dementia studies: A social science perspective. Sage.
Ngatcha-Ribert, L. (2018). Alzheimer: vers une société" amie de la démence"?. le Bord de l'eau.
Poveda, A. M. (2003). An anthropological perspective of Alzheimer disease. Geriatric Nursing, 24(1), 26-31.
Rabeharisoa, V., Moreira, T., & Akrich, M. (2014). Evidence-based activism: Patients’, users’ and activists’ groups in knowledge society.
Rigaux, N. (1998). Le pari du sens. Une nouvelle éthique de la relation avec les patients âgés déments.
Zask, J. (2011). Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Lormont: Le Bord de l’eau.
URI/Permalien: