Par Hamza El Kostiti,
"coopérative Chibanis", avec le soutien de Malika Chafi et de la Fondation Abbé Pierre
Une histoire, un territoire
L'implantation de la population immigrée sur le territoire des Hauts de France est fortement liée à l'histoire économique de la région. Les aires urbaines de Lille et du bassin minier accueillent l'essentiel de cette population restée ancrée dans ces territoires pour des raisons essentiellement économiques et affectives (les enfants, les loyers modestes du parc social, la présence de la communauté d'origine). Elle se concentre dans les quartiers prioritaires et les anciens centres urbains où la stigmatisation s’accroît en même temps que progresse la précarité. En effet, cette distribution de la population fait apparaître de fortes inégalités socio-spatiales qui impactent les parcours de vie et de vieillissement des habitants. Le territoire de vie s'avère très souvent inadapté en matière d'accès aux soins, services ou transports.
Un public invisibilisé
Forte de son expérience sur le terrain, des années d'observation et d'enquête auprès des retraités immigrés, de leurs proches, des acteurs sociaux et associatifs, l'ANRJ (Asssociation Nouveau Regard sur la Jeunesse) a mis en lumière un public peu visible, celui des personnes immigrées vieillissantes. Si ces dernières sont silencieuses, leurs difficultés sont bien manifestes. De ce constat est née, il y a six ans, l'idée innovante de la création d'une plateforme de réflexion et d'action destinée presque exclusivement à ce public dont la précarité s'accentue avec l'âge. Bien qu' ancrée sur le territoire régional, la Coopérative Chibanis - nom donné à la plateforme - à vocation à s'étendre sur les plans géographique et disciplinaire. Avec des associations de la région et avec le soutien de la fondation Abbé Pierre l'association pilote désire impulser une démarche collaborative au niveau national afin de réunir l'ensemble des acteurs concernés par la question du vieillissement des personnes immigrées.
Un projet et quatre axes fondamentaux
Au vu des enjeux de cette problématique sociale, ce travail partenarial s'avère réellement indispensable et pressant afin de partager les bonnes pratiques, mutualiser les compétences, les ressources et les moyens. Ce projet s’articule autour de quatre axes fondamentaux : la mise en place de permanences sociales spécifiques, la création d'un site Internet et d'un forum pour les familles et les professionels, la mise en place d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS) dont l'une des missions sera la création d'un centre national de documentation.
- L' « hypervulnérabilité » des migrants vieillissants : cumul et interdépendance des difficultés
Le public immigré (et ses descendants) se caractérise par un cumul de difficultés d'ordre socio-économiques si bien qu'il constitue un des publics cibles de l'action sociale. Confronté au vieillissement, le public migrant s'expose à de nouvelles difficultés interdépendantes, accroissant ainsi sa vulnérabilité multiforme. Dans la continuité de leur parcours de vie, la vulnérabilité est d'abord économique. Si, dans le territoire, la précarité concerne de nombreuses personnes âgées non immigrées, force est de constater que les revenus du public migrant sont généralement fort modestes. La faiblesse des pensions de retraite tient du fait de leur parcours professionnel. Actifs, les travailleurs occupaient essentiellement des postes sans ou à faible qualification dans les secteurs du bâtiment, de l'industrie et de la mine. La forte pénibilité de leur emploi a entraîné également des périodes de longue maladie, de chômage et de retraite anticipée sans compter les périodes de transmigration. Enfin, évoquons aussi l'invisibilité des femmes immigrées - arrivées pour la plupart dans le cadre du regroupement familial - sur le marché du travail. Lors du décès du conjoint, les pensions de réversion sont de surcroît très faibles.
La faiblesse des revenus affecte les conditions de logement des ménages immigrés qui découlent aussi de la politique du logement des immigrés depuis1945 (VIET, 1999). Après la résorption des bidonvilles, les ménages immigrés ont été dispersés dans le parc du logement social où ils sont encore surreprésentés. Si la part des ménages immigrés propriétaires tend à augmenter chez les descendants, elle est minime chez les migrants vieillissants qui occupent bien souvent depuis des décennies le même logement devenu inadapté. La situation se dégrade bien plus pour les ménages isolés vivant en foyer ou dans les hôtels garnis. Julia FAURE, chargée de mission SOS Taudis pour la Fondation Abbé Pierre, s'est intéressée à la question des chibanis en pointant leur vulnérabilité sociale. Elle déplore une prise en charge tardive - qui interviendra d'une manière fortuite le plus souvent à l'occasion d'une hospitalisation - par les acteurs sociaux de situations déjà extrêmes.
- Une retraite vulnérable et non préparée
L'heure de la retraite sonne donc comme une rupture supplémentaire dans le parcours des migrants confrontés, avec l'âge, à de nouveaux obstacles. Aussi, l'inégalité de l'accès au droit fragilise encore la situation des migrants vieillissants exposés un peu plus au risque de l'exclusion sociale. Qu'il s'agisse de la liquidation de la retraite ou de l’accès aux prestations sociales, ce public peine à faire valoir ses droits. Aux obstacles liés à la complexité du système administratif (barrière de la langue nécessitant le recours à un interprète, problèmes liés à l'état civil avec des erreurs fréquentes de dates de naissance et de patronymes) s'ajoutent les difficultés liées au contrôle dont ces personnes font l'objet. L'économiste Antoine Math parle d'ailleurs de « maltraitance institutionnelle » pour évoquer la suspicion qui entoure les migrants extra-européens. En effet, dans le cadre de sa lutte contre la fraude, les pouvoirs publics invitent ouvertement les organismes de protection sociale à cibler sur cette population ses contrôles de résidence pour les droits sociaux. De ce fait, cette surveillance renforce le sentiment d'insécurité et d'illégitimité chez ces anciens travailleurs dépourvus de leur force de travail et de l'âge. Atteints dans leur dignité par ce manque de reconnaissance, les migrants souffrent également d'un vieillissement physique et psychique précoce.
- Fragiles parmis les plus fragiles
Le corps usé par le travail, les retraités immigrés subissent plus prématurément les effets du vieillissement. Ayant occupés des postes à risque, ils ont été (plus souvent que les nationaux) victimes d'accidents de travail et de maladies professionnelles. De plus, les études sur la santé des immigrés montrent une prévalence pour des pathologies de la précarité (tuberculose), des pathologies infectieuses (hépatite B), le diabète ou encore les maladies cardio-respiratoires.
Et pourtant, ce public vieillissant qui a construit via l'économie du BTP, une partie de la France, ses autoroutes, ses écoles, ses HLM, ses hopitaux, rencontre des difficultés d'accès aux soins et est encore absent des institutions gérontologiques. La vulnérabilité physique se double souvent d'une vulnérabilité psychique. Outre les pathologies mentales liées à l'âge (syndrome de Diogène), le public souffre aussi de traumatismes liés au contexte d'exil (rupture des liens familiaux, éloignement du pays natal, les deuils...). Cet état de santé, déjà fragilisé, se dégrade particulièrement chez les personnes isolées (hommes vivant en foyer, femmes seules). Bien qu'il concerne aussi le public âgé non immigré, l'isolement caractérise particulièrement les résidents des foyers qui n'ont pas voulu ou pas pu bénéficier du regroupement familial. Dans le parc classique (où là les femmes sont plus nombreuses), les ménages isolés, en instabilité ou rupture familiale, souffrent également de la solitude. De ce fait, ce public immigré vieillissant, pris dans ces mécanismes d'exclusion sociale, se situe sur une « zone de vulnérabilité » tout au long de son parcours de vie. Pour rappel en France , en 2020, toutes catégories confondues, plus de 900 000 personnes âgées sont en situation de mort sociale.
- Une question et son historicité
Si l'on considère l'intérêt récent qu'il suscite dans l'action publique, le vieillissement des migrants semble être une question nouvelle. Or, nombreux ont été les acteurs, en lien avec la population immigrée, à alerter l'opinion et les pouvoirs publiques sur les conditions de vieillissement .
Ainsi, les bailleurs sociaux et le FAS, entre autres, ont produit sur ce sujet, depuis les années 1970, de la documentation (des rapports annuels, des statistiques, des guides) dans laquelle ils pointent les premiers signes du « mal vieillir » des populations immigrées. Leur intérêt se porte d'abord sur les spécificités du vieillissement des résidents en foyer dont la montée est plus accentuée. La détérioration de l'état de santé physique et mentale, la défaillance de l'accès aux droits et leur méconnaissance ou encore la progression de la précarité sont donc des problématiques abordées d'abord par ces acteurs ayant une pratique et une connaissance du sujet. Conscient de l'étendue des enjeux liés au vieillissement des migrants, l'ensemble des acteurs associatifs et sociaux a interpellé le milieu académique pour approfondir l'étude de la question.
Des sociologues tels que Abdelmalek Sayad se sont emparé du sujet. Spécialiste de l'immigration algérienne qu'il qualifie d'«exceptionnelle à tous égards», le sociologue a été l'un des pionniers dans le domaine de la condition immigrée. A partir de sa thèse sur l'imaginaire du retour, l'auteur s'est attaché à montrer combien les immigrés sont enracinés sur leur territoire de vie prévoyant ainsi le vieillissement massif des migrants de la première génération. Il a également mis en exergue le caractère illégitime de la vieillesse immigrée en usant de la formule « incongruité totale » pour évoquer, dans l’inconscient collectif, la présence des migrants âgés. Les pouvoirs publics ont été également, pendant longtemps, bercés par cette «illusion du provisoire».
Pour conclure , un constat et une proposition
La détérioration des conditions de vieillissement des migrants s'explique en partie par l'invisibilité institutionnelle de ces derniers et la prise en charge sanitaire et médico-sociale défaillante qui en résulte. En effet, les différents rapports et études émanant du champ scientifique et de la société civile concluent tous à l'insuffisance d'accès aux dispositifs de droit commun et des pratiques administratives discriminantes.
Les porteurs du projet CHIBANIS souhaitent, avec la société civile et le monde de la recherche, créer une nouvelle ONG (sous forme de cooperative) et la création d'un GIS (Groupement d'intérêt scientifique) afin de créer un groupe de recherche transdisciplinaire afin d'outiller les pouvoirs publics dans une société de plus en plus séniorisée.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
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