Par Corinne Bernet,
Professeure agrégée d’Education Physique et Sportive, masterante STAPS, CRISS, Université Polytechnique Hauts-de-France (UPHF)
Direction de recherche : Thierry Arnal, Maître de conférences, Laboratoire de Recherche Sociétés & Humanités (LARSH), Université Polytechnique Hauts-de-France (UPHF)
& Emilie Simoneau-Buessinger, Professeure des universités, Laboratoire d'Automatique, de Mécanique et d'Informatique industrielles et Humaines (LAMIH), CNRS , UMR8201, UPHF
Présent depuis les années cinquante dans l’ancienne région du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais[1], l’orchestre Kubiak, qui semble créer une ambiance musicale particulière, en relation avec les origines polonaises de la famille du même nom, fait régulièrement[2] danser des centaines de personnes de tous âges avec une participation importante de danseurs âgés de 60 ans et plus. Cet orchestre conserverait ce lien originel avec la Pologne, participant, fin 2019, à un évènement organisé par la région Hauts-de-France commémorant le centenaire de la convention franco-polonaise « relative à l’émigration et à l’immigration ». Dans l’industrie houillère du Nord et du Pas-de-Calais, cette convention avait permis un recrutement massif de Polonais qui ont marqué durablement cette partie du territoire en y apportant leurs traditions[3].
Aussi, nous pouvons envisager que la musique évocatrice de la culture polonaise puisse encore être considérée comme une « composante majeure de l’identité culturelle » de ces immigrés et de leurs descendants, qui, bien qu’intégrés progressivement à la population locale, y trouveraient un moyen de maintenir leurs racines[4]. Par extension, nous supposons que les orchestres utilisant ce type de musique, leur permettent de se retrouver lors de bals. Toutefois, par une grande variété musicale constamment réactualisée, entrecoupée de morceaux issus du folklore polonais parfois revisités, les « bals Kubiak » appartenant au « paysage culturel » régional rassemblent des participants, dépassant cette seule communauté d’origine polonaise, dans une ambiance conviviale, festive et familiale. L’adhésion à la « fête » semble renforcée par le partage de valeurs fédératrices qui, pour certains pratiquants, pourraient être associées à une idéalisation de la culture polonaise mais aussi du passé minier.
En nous intéressant à la spécificité historique et géographique des « bals Kubiak », nous nous demandons si ce sentiment d’appartenance communautaire favoriserait l’engagement des personnes âgées de 60 ans et plus dans cette activité de danse en générant un plaisir supplémentaire à celui de la seule pratique dansée. Ainsi, l’acceptation et l’intensité de l’engagement dans une pratique pourrait dépendre de ce besoin de maintenir un lien social envisagé comme l’expression d’un passé, d’une culture, d’une identité et de valeurs partagés. Le plaisir serait ainsi amplifié par la satisfaction de se retrouver avec des personnes de la même génération mais aussi avec celles de la génération suivante[5]. Partager une culture commune se référant à des origines polonaises, territoriales ou familiales (et/ou avoir le sentiment de la transmettre) peut être un point d’appui supplémentaire pour s’engager. Ainsi, réaliser une activité, chargée de sens car en lien avec son histoire personnelle, et parfois ayant été pratiquée dans sa jeunesse, tout en l’associant à une certaine vision de l’histoire collective, permettrait de retrouver une part de soi et de la partager avec les autres.
L’engagement dans les bals semble important chez les personnes âgées de 60 ans et plus. En effet, malgré leur âge, il est étonnant de constater l’intensité avec laquelle les seniors investissent la piste de danse. Favorisées par un lien social fort relatif à un esprit communautaire, les émotions positives, notamment la joie, véhiculées lors des « bals Kubiak » seraient un levier motivationnel supplémentaire de l’engagement des séniors dans cette pratique. Un engagement accru de ces personnes, motivées par le maintien, la construction ou la reconstruction de leur identité sociale et culturelle, participerait au développement d’un sentiment de « bien-être », lui-même indispensable à la préservation de leur santé.
La lutte contre les effets du vieillissement, notamment via l’incitation au vieillissement actif est un enjeu mondial régulièrement abordé[6]. Le « bien vieillir » s’entendrait alors comme un idéal à atteindre, conduisant à s’interroger tant sur les moyens pour y parvenir que sur les motifs d’engagement des séniors dans une activité physique. Le motif d’agir, lié au besoin de renforcer son identité sociale et culturelle, lui-même à relier à un contexte particulier de pratique, basé sur les notions de plaisir et de partage, pourrait conduire à une augmentation de l’engagement physique de la personne vieillissante dans l’activité. Les effets physiologiques particuliers induits par la pratique physique pourraient alors être révélateurs de cet engagement. La pratique de la danse lors des « bals Kubiak » serait alors à interroger au regard d’activités habituellement recommandées en prévention et en thérapeutique pour un « vieillissement en santé »[7].
Les enjeux de ce type de pratique sur la santé pourraient alors être doubles si à un bien être psychologique et social en lien avec un sentiment d’appartenance communautaire, s’associe un bien-être physique, induit par l’augmentation de l’engagement dans une activité avec des effets bénéfiques sur le corps. Considérant le corps comme indissociable du sentiment d’identité en lien avec l’image de soi pour les personnes valides ou non[8], les émotions positives véhiculées lors des « bals Kubiak » seraient à interroger au regard d’une valorisation de l’image de soi chez les personnes vieillissantes, associée au plaisir d’agir dans une ambiance de groupe dans laquelle elles se sentent bien.
[1] Kubiak Anne, La saga Kubiak. L’histoire de l’orchestre phénomène du nord de la France, Lens : Productions HESCE, 2008, 128 p.
[2] En dehors de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19.
[3] Ponty Janine, Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Paris : Autrement, (Série Monde/Français d’ailleurs, peuple d’ici, Hors-série n° 83), 1995, 123 p. et Ponty Janine, « Les Polonais : une immigration massive », In Cegarra Marie, Chovaux Olivier, Damiani Rudy, et al., Tous gueules noires : histoire de l’immigration dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, Lewarde : Centre historique minier du Nord-Pas-de-Calais, (Mémoires de Gaillette, n°8), 2004, pp. 51-83.
[4] Dudzinski Henri, Les Polonais du Nord : histoire d’une intégration, Lille : « La Voix du Nord » éd., (Les patrimoines), 2004, p. 44.
[5] Feillet Raymonde, Roncin Charles, (dir.), Souci du corps, sport et vieillissement : entre bien-être et prises de risque : comprendre et construire les pratiques, Ramonville Saint-Agne : Éd. Érès, (Pratiques gérontologiques), 2006, p. 53.
[6] Organisation mondiale de la Santé, Vieillir en restant actif : cadre d’orientation, Genève : Organisation mondiale de la Santé, 2002, disponible sur : https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/67758/WHO_NMH_NPH_02.8_fre.pdf;sequence=1 , consulté le 08 août 2021. Et Organisation mondiale de la Santé, Soixante-neuvième Assemblée Mondiale de la Santé, Stratégie et plan d’action mondiaux sur le vieillissement et la santé 2016-2020 : vers un monde où chacun puisse vivre longtemps et en bonne santé, Organisation mondiale de la Santé, 28 mai 2016, disponible sur https://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/WHA69/A69_R3-fr.pdf?ua=1, consulté le 08 août 2021.
[7] Depiesse Frédéric, « Vieillissement et activité physique », In : Depiesse Frédéric et Coste Olivier, Prescription des activités physiques : en prévention et en thérapeutique, préface du Pr Daniel Rivière, 2è éd., Issy-les- Moulineaux : Elsevier Masson, (Collection Sport), 2016, pp. 425-448.
[8] Gaillard Joël, préface « Défi personnel, défi sociétal », In : Gaillard Joël, (dir.), Pratiques sportives et handicaps : ensemble sportons-nous bien, Lyon : Chronique Sociale, (Comprendre les personnes : l’essentiel), 2007, p. 11. Et Feillet Raymonde, Roncin Charles, (dir.), op.cit., 172 p.
Bibliographie
Depiesse Frédéric, « Vieillissement et activité physique », In : Depiesse Frédéric et Coste Olivier, Prescription des activités physiques : en prévention et en thérapeutique, préface du Pr Daniel Rivière, 2è éd., Issy-les- Moulineaux : Elsevier Masson, (Collection Sport), 2016, pp. 425-448.
Dudzinski Henri, Les Polonais du Nord : histoire d’une intégration, Lille : « La Voix du Nord » éd., (Les patrimoines), 2004, 51 p.
Feillet Raymonde, Roncin Charles, (dir.), Souci du corps, sport et vieillissement. Entre bien-être et prises de risque : comprendre et construire les pratiques, Ramonville Saint-Agne : ERES, (pratiques gérontologiques), 2006, 172 p.
Gaillard Joël, (dir.), Pratiques sportives et handicaps : ensemble sportons-nous bien, Lyon : Chronique Sociale, (Comprendre les personnes : l’essentiel), 2007, 175 p.
Kubiak Anne, La saga Kubiak. L’histoire de l’orchestre phénomène du nord de la France, Lens : Productions HESCE, 2008, 128 p.
Organisation mondiale de la Santé, Vieillir en restant actif : cadre d’orientation, Genève : Organisation mondiale de la Santé, 2002, disponible sur : https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/67758/WHO_NMH_NPH_02.8_fre.pdf;sequence=1 , consulté le 08 août 2021.
Organisation mondiale de la Santé, Soixante-neuvième Assemblée Mondiale de la Santé, Stratégie et plan d’action mondiaux sur le vieillissement et la santé 2016-2020 : vers un monde où chacun puisse vivre longtemps et en bonne santé, 28 mai 2016, disponible sur https://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/WHA69/A69_R3-fr.pdf?ua=1, consulté le 08 août 2021.
Ponty Janine, Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Paris : Autrement, (Série Monde/Français d’ailleurs, peuple d’ici, Hors-série n° 83), 1995, 123 p.
Ponty Janine, « Les Polonais : une immigration massive », In Cegarra Marie, Chovaux Olivier, Damiani Rudy, et al., Tous gueules noires : histoire de l’immigration dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, Lewarde : Centre historique minier du Nord-Pas-de-Calais, (Mémoires de Gaillette, n°8), 2004, pp. 51-83.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
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