Un constat d’abord: sans traduction, pas de littérature étrangère. Puis, un désir: porter sur le devant de la scène ceux et celles qui, selon le mot de Valéry Larbaud, sont «assis à la dernière place». Les traducteurs et les traductrices. Leur donner la parole. Et questionner par ce biais non seulement des poétiques, mais aussi des politiques. C’est ce que nous essayons de faire, depuis 2015, avec D’un pays l’autre.
Alors même que le ou la traducteur·rice œuvre à la réception d’une littérature étrangère en faisant entrer dans notre espace culturel des œuvres venues d’ailleurs, il ou elle demeure un·e travailleur·euse de l’ombre souvent méconnu·e du public. Son rôle dans l’échange culturel est pourtant fondamental : il ou elle rend possible la rencontre avec la parole d’un·e autre absent·e, tout en se portant garant du respect et de l’intégrité de cette parole. Le programme vise à favoriser la rencontre entre les lecteurs et lectrices que nous sommes, professionnel·le·s du livre, enseignant·e·s ou étudiant·e·s, grand public, et ces professionnel·le·s qui se trouvent être eux aussi des lecteur·rice·s, certes privilégié·e·s, d’une œuvre ou d’un·e auteur·rice, avant d’être des ré-écrivain·e·s.
Questionner les langues et les textes traduits, c’est évidemment l’occasion de réfléchir aux rapports entre l’œuvre, la création littéraire et la traduction, d’aller jusqu’à la moelle des textes, puisque les traducteur·trices sont d’incomparables connaisseur·euse·s des œuvres. C’est aussi interroger l’aspect militant de la traduction et du métier de traducteur·trice,car dès qu’on traduit on engage un rapport de relation avec l’autre. Et la relation, comme le disait Glissant, constitue la base de nos identités: en admettant que nos identités se construisent toujours par rapport à l’Autre, à d’autres cultures et d’autres mondes, on démonte les fantasmes d’identité à racine unique.
« La violence est d’abord dans le langage qui sépare avant de réunir. Le pluriel des sens est source de conflit avant d’être une richesse. La traduction a aussi affaire avec cette violence-là, pour rapatrier les morts et tout ce qui est tu. (…) En affrontant directement le conflit inhérent à toute rencontre, la traduction prend aussi en charge ces violences du monde et de la vie en commun. »
Tiphaine Samoyault, Traduction et violence, Seuil, 2020
De la violence politique à celle inhérente, parfois, à l’acte même de traduire, le festival D’un pays l’autre interroge pour sa 4ème édition les zones de frottement et de conflit.
En traversant l’Union Soviétique d’Anna Akhmatova et la Sicile d’après-guerre, l’Autriche et le Brésil contemporains, l’Afrique du Sud en plein apartheid et l’Ukraine d’Aharon Appelfeld, mais aussi le Japon ou encore la place de la langue arabe aujourd’hui en France, ce sont des questions à la croisée de l’intime, du social et du littéraire que nous explorerons avec nos invité.e.s. Si la violence s’incarne dans certains régimes politiques, notamment totalitaires, elle se manifeste également dans nos sociétés démocratiques : ainsi, les textes qui ont inspiré cette programmation (romans, essais, mangas) montrent bien à quel point l’exclusion, la discrimination, les dominations de toutes sortes s’insinuent dans les replis les plus insoupçonnés de nos vies, et à quel point, aussi, les luttes contre cet état des choses sont porteuses d’émancipation.
En compagnie d’écrivain.e.s, traducteurs et traductrices, sociologues, journalistes, dont le travail fait écho à ces violences subies mais surtout combattues, nous vous invitons dans plusieurs lieux de la métropole lilloise pour une série de rencontres, ateliers et tables rondes, avant de rejoindre Bruxelles et Passa Porta, la maison internationale des littératures qui accueillera le festival pendant tout le week-end.
Et puisque, décidément, la traduction fait voyager, c’est à Orléans que nous vous convions pour clôturer cette édition avec une journée riche en échanges que nous avons conçu avec l’agence Ciclic et l’association Apotrad.
10h - 11h : Les gouffres des totalitarismes : entretien avec Sophie Benech et Olivier Mannoni
A partir de 1938 et jusqu’à la mort d’Anna Akhmatova en 1966, Lydia Tchoukovskaïa a scrupuleusement noté dans son journal ses entretiens avec la poétesse russe. La parole audacieuse, douloureuse et puissante d’Akhmatova, dont il était même interdit de mentionner le nom en Union Soviétique jusqu’aux années quatre-vingt-dix, ressurgit ici dans toute sa force grâce à cette première version intégrale des Entretiens (Le bruit du temps, 2020). Sophie Benech, traductrice du russe, a traduit, revu et complété les traductions présentées dans ce volume : c’est grâce à elle que nous entendons vibrer la voix d’Akhmatova.
Traducteur de l’allemand et spécialiste du nazisme, Olivier Mannoni vient de traduire Terre liquide, de la jeune écrivaine autrichienne Raphaela Edelbauer (Globe, 2021). Dans ce premier roman, une petite ville qui ne figure sur aucune carte est bâtie sur un trou qui s’agrandit, symbole des manquements et de non-dits de l’Autriche nazie. Véritable psychanalyse historique selon son traducteur, à l’écriture décalée, imaginative et précise, ce livre décrit un monde qui s’effondre, un monde de lâcheté et de surabondance qui déverse ses déchets – objets, cadavres, archives, papiers – dans les trous du passé.
11h-12h - Le tabou des « origines » : changer de nom, changer de langue
Pourquoi change-t-on de nom, ce signe attestant de qui l’on naît et d’où l’on vient, qui classe et parfois déclasse ? Quelles sont les contraintes imposées par la loi française ?
Autant de questions qui tissent la trame de cette première étude exhaustive d’une pratique mal connue et largement taboue. Mêlant les récits de Juifs, d’Arméniens et de Maghrébins ayant changé de nom à ceux de résistants ayant gardé leurs surnoms de clandestinité, évoquant la tentation littéraire du renom par le pseudonyme aussi bien que l’obsession de l’extrême droite pour le repérage des noms, Nicole Lapierre campe dans Changer de nom (Stock 1995, Folio Gallimard 2006) à la croisée de l’individuel, du familial et du social et dévoile ce qui se noue dans notre société autour de ces questions centrales que sont la citoyenneté, l’intégration, l’assimilation et leur envers : le repli identitaire, l’exclusion ou la discrimination.
Pourquoi Nabil Wakim était rouge de honte, enfant, quand sa mère lui parlait arabe dans la rue ? Pourquoi l’auteur ne sait-il plus rien dire dans ce qui fut sa langue maternelle ? Est-ce la République qui empêche de parler l’arabe ? Dans L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France (Seuil, 2020) Wakim enquête sur le malaise intime à parler sa propre langue quand il s’agit de l’arabe, et sur les raisons de ce désamour. Alors que l’arabe est la deuxième langue la plus parlée du pays, elle n’est enseignée que dans 3 % des collèges et des lycées à environ 14 000 élèves.
En expliquant son parcours pour essayer de retrouver cette langue maternelle qu’il avait lui-même rejetée, l’auteur explore dans son essai intime et politique cette « peur de l’arabe » aussi irrationnelle que solidement ancrée dans l’imaginaire français.
De 14:00 à 15:30 - Un esprit de résistance : les éditions do
La volonté d’aller vers des littératures moins fréquentées par les éditeurs français fait partie de la genèse de la maison. Par esprit de résistance. De contradiction même. Pour ne pas publier que la langue dominante, l’anglais justement. Olivier Demesttre a crée les éditions do en 2015. Dans son catalogue, qui valorise les formes courtes, on peut lire des traductions du polonais, monténégrin, slovaque, italien, catalan, tchèque, danois, portugais, macédonien, espagnol mais aussi de l’anglais. De textes courts, qui nous font basculer en quelques phrases dans un univers perturbant, absurde, décalé, onirique… Comme chez João Gilberto Noll et son La brave bête du coin, traduit du portugais par Dominique Nédellec, où atmosphères équivoques, créatures désemparées, danse violente des corps nous plongent dans un récit qui rappelle un film de David Lynch. Ou comme chez Sabrina Orah Mark et son Lait sauvage, traduit de l’anglais par Stéphane Vanderhaeghe, recueil d’histoires subversives, absurdes et tendres à la fois : une sorte de variations poétiques de contes de fées modernes, un peu comme si les frères Grimm rencontraient Samuel Beckett dans son maillot de bain à la plage.
Adroitement interrogés par Anne-Lise Remacle, l’éditeur et ses traducteurs nous emmènent dans les coulisses d’une maison et de deux textes emblématiques de son catalogue.
15:30 à 16:30 : Des rêves et des luttes : un regard sur la littérature italienne contemporaine
Dans Concetta et ses femmes (Ypsilon, 2021) Maria écrit, Concetta raconte : c’est l’après-guerre, dans l’arrière-pays sicilien. Une femme défie le patriarcat. Tumultueuse et chorale, l’histoire de la lutte interminable pour la création de la section féminine du Parti communiste italien de Caltagirone se déroule comme un drame populaire, bien qu’il s’agisse d’événements réels. Concetta La Ferla — qui pendant trente ans a été la protagoniste absolue de la lutte des classes et de la libération des femmes en Sicile — les incarne avec une voix ancienne de conteuse, à travers les mots de sa camarade de lutte Maria Attanasio. Laura Brignon, sa traductrice, a récrée en français l’élan et le rythme si particuliers de cette prose : avec elle, nous parlerons de comment traduire une langue vibrante de liberté, où mémoire individuelle et collective donnent naissance à un récit inouï.
Je suis la bête d’Andrea Donaera (Cambourakis, 2020) nous plonge dans la Sacra Corona Unita, la principale organisation mafieuse des Pouilles. Multipliant les points de vue, l’auteur italien construit un roman polyphonique très noir et puissant, qui explore au plus près les sentiments cachés, la perte de l’innocence et la part d’ombre de ses personnages. Rugueuse et âpre, la langue du roman laisse souvent affleurer le dialecte, donnant une musicalité particulière aux différents récits : un défi de taille pour sa traductrice Lise Caillat, qui nous en parlera durant cette rencontre modérée par Marianne Kmiecik.