Par Frédérique Le Doujet-Thomas,
maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles, CRDP, Université de Lille
Il est aujourd’hui acquis que les femmes victimes de violences au sein du couple sont susceptibles de constituer une catégorie de personnes vulnérables[1]. Le « grand âge » représente un autre facteur de vulnérabilité[2]. Or si le premier critère est assez usuellement utilisé et a fait l’objet d’un certain nombre de recherches collectives ces dernières années notamment au travers l’analyse genrée des apports sociaux[3], le second critère est plus rarement envisagé. L’approche intersectionnelle qui combine les deux critères (le sexe et l’âge) présente l’intérêt de révéler des situations qui seraient demeurées hors d’atteinte prises isolément.
Alors que je travaillais sur le traitement juridique des violences sexuelles au sein des relations de couple[4], la lecture d’un rapport remis à la Mission de recherche Droit et Justice sur les usages et conditions d’application des mesures de protection des victimes de violences au sein du couple[5] a mis en lumière que le taux d’obtention d’une ordonnance de protection (mesure civile qui peut être prononcée en urgence par le juge aux affaires familiales du tribunal judiciaire en cas de danger pour la victime et/ou les enfants) varie en fonction de l’âge des parties. Cette affirmation doit être précisée. D’une part, le taux de demande d’une telle mesure de protection diminue avec l’âge : par exemple le taux de demande est de 35,2 % dans la tranche d’âge 30-39 ans, de 31,3 % dans la tranche 40-49 ans, 12 % dans la tranche 50-59 ans, 4,4 % dans la tranche 60-69 ans et de 1,9 % dans la tranche 70-79 ans[6]. Or si « la faible proportion des seniors » peut s’expliquer par « une diminution tendancielle des risques de recours à la violence physique », on peut aussi l’expliquer par une « diminution des capacités de résistance et de réaction de la personne violentée » lorsque la violence est installée depuis longtemps[7].
Cette interprétation incite à se poser une autre question dont on peut supposer également qu’elle repose sur un stéréotype lié à l’âge. Dans les enquêtes de victimisation en population générale, l’enquête « Cadre de vie et sécurité » dont l’objet est de présenter annuellement les données sur les violences au sein du couple et les violences sexuelles porte sur les déclarations de victimes âgées de 18 à 75 ans. Dans l’enquête Virage (Violences et rapports de genre) réalisée en 2015, dont l’objet est d’inventorier les violences sexuelles par espace de vie, sont analysées les déclarations de victimes âgées de 18 à 69 ans.
On ne dispose par conséquent d’aucune donnée sur les victimes plus âgées. Cette situation entraîne évidemment des conséquences sur les politiques publiques qui ne peuvent pas être mises en œuvre à l’égard d’un phénomène invisible et qui repose sur l’idée qu’au-delà d’un certain âge, les personnes en couple n’entretiennent plus de relations sexuelles avec leur partenaire de vie ou ne peuvent plus être victimes d’agressions sexuelles.
Le stéréotype lié à l’âge se traduit parfois dans la jurisprudence, ce qui justifierait également une recherche particulière sur les décisions de justice. Ainsi la Cour européenne des droits de l’homme a récemment condamné un État (le Portugal) dont les juridictions avaient réduit l’indemnisation accordée à une femme à la suite d’une faute médicale, cette réduction étant fondée sur la moindre importance de la sexualité d’une femme au-delà d’un certain âge (en l’espèce 50 ans…)[8]. La recherche sur le traitement judiciaire du préjudice sexuel selon l’âge et/ou le sexe pourrait être réalisée dans un périmètre régional in situ dans les juridictions elles-mêmes et/ou dans un périmètre national avec les bases de données des éditeurs juridiques (LexisNexis, Dalloz, Lamyline). Ces différentes pistes de réflexion nous amènent à penser que des recherches interdisciplinaires pourraient être menées autour des thèmes du grand âge, du genre, de la sexualité et des stéréotypes autour de l’âge et de la sexualité, et des violences commises au sein du couple âgé (quelles formes, quelles conséquences...).
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
Consulter la liste de toutes les contributions.
[1] CEDH, 9 juin 2009, Opuz c. Turquie, n° 33401/02
[2] C. BOURDAIRE-MIGNIOT et T. GRUNDER, Le vieux, une figure de la vulnérabilité en droit, REVDH 2020, 8744
[3] Par ex. : La loi et le genre, sous la direction de S. HENNETTE-VAUCHEZ, M. PICHARD et D. ROMAN, éd. CNRS,
2014 ; Le traitement juridique et judiciaire des violences conjugales, sous la direction de M. PICHARD et C.
VIENNOT, éd. Mare & Martin, 2016
[4] Cette recherche a donné lieu à la première journée d’étude du programme PIVIO soutenu par la MESHS le 29
novembre 2019 sur « Les violences sexuelles dans la famille » et à la publication d’un dossier au sein de la revue AJ pénal de juin 2020 (édition Dalloz).
[5] S. JOUANNEAU (dir.), Rapport final de recherche, Violences conjugales – Protection des victimes, 17 oct 2019
[6] Rapport précité, Tableau 1.2 Tri-croisé entre l’âge et le sexe de la partie en défense dans les couples hétérosexuels, page 40
[7] Rapport précité, pp. 40-41
[8] CEDH 25 juillet 2017, Carvalho Pinto de Sousa Morais c/ Portugal, n°17484/15
URI/Permalien: