Par Philippe Spoljar,
maître de conférences en psychologie clinique, CHSSC, Université de Picardie Jules Verne
La population des exploitants agricoles est vieillissante, ce qui pose la question devenue critique de son renouvellement par les jeunes générations. Pendant des décennies, les enfants d'agriculteurs ont en effet majoritairement quitté les territoires ruraux pour se rapprocher des pôles urbains et des activités des secteurs secondaires et tertiaires. Même si la tendance semble s'infléchir, de plus en plus de jeunes souhaitant réinvestir le monde rural, voire paysan, il reste cependant nécessaire d'évaluer certaines impasses de la transmission des pratiques, toujours simultanément culturelles et professionnelles, telles que les « transmissions imposées » ou les « transmissions empêchées ». Cette analyse permettrait de contribuer aux réflexions actuelles visant le ralentissement de la désertification du milieu rural, et conjointement de comprendre certaines souffrances spécifiques à ce milieu.
Considérée à l'échelle de l'évolution des sociétés contemporaines, l'évolution des métiers de l’agriculture relève plus d'une rupture brutale que d'une transformation progressive et raisonnée des pratiques agraires. Le passage de la paysannerie traditionnelle à un mode de production industriel marque un seuil qualitatif qui a provoqué une transformation substantielle de la plupart des métiers, et un nouveau rapport au travail exposant les agriculteurs/éleveurs à des risques professionnels pour la santé assez élevés. Cette mutation des pratiques s’est concrétisée par un émiettement des relations professionnelles, les agriculteurs adoptant des conduites de plus en plus individualisées, et s'inscrivant dans des environnements de plus en plus concurrentiels. Les dynamiques de transmission s’étiolent alors qu’elles avaient été une clé essentielle pour assurer l’organisation du travail sur les exploitations.
Plus aucun nouvel exploitant ne peut affirmer aujourd'hui, comme autrefois P. Bedel dans cette belle formule de la transmission : « Je n'ai pas été à l'école des intellectuels, mais je suis allé à celle des ancêtres. »[1]. C’est un nouage anthropologique autant que psychique, fondé sur la force de cette « relation forte entre le lieu, le métier et la lignée »[2] qui s’est trouvé défait, à tel point que nous sommes contraints de parler de « désaffiliation », aggravé par de multiples conflits identitaires[3] et générationnels. Dès la fin des années 50 est apparu « un désaccord profond concernant le système de valeurs sur lequel repose la société paysanne. La Jeunesse Agricole Catholique dénonce l’archaïsme des structures »[4]. P. Bourdieu[5] a vu dans la promotion des valeurs de l’industrialisation le vecteur principal de décomposition de la culture traditionnelle, dont l'exode féminin avait été le marqueur principal. Le chef d'entreprise est de moins en moins le chef de famille, « l’agriculteur moderne (et le progrès en agriculture) ne pouvait naître que de la disparition du père »[6]. Beaucoup d'enfants d'exploitants ont fait le choix de quitter le domaine familial et de s'engager dans d'autres voies, voire de quitter leur territoire d'origine. Un tel abandon peut être vécu par les générations antérieures comme une sorte de répudiation, et la crainte de ne pas trouver de repreneur pour l'exploitation se présente comme la manifestation la plus explicite de cette inquiétude sur la transmission du patrimoine et du métier, confirmant parfois à une anxiété chronique qui touche beaucoup d'exploitants de petites et moyennes exploitations. La rupture est d’autant plus forte qu'il s'agit pour nombre d'entre eux de l'outil de travail légué par leurs propres parents. Les modalités de rupture de ce que M. Salmona a appelé la « logique de l'épopée familiale »[7] s’apparentent à une « déculturation » convoque la problématique d'un « exil intérieur » à la communauté et aggravée par l'effondrement démographique de la profession. Plus spécifiquement encore, « le poids des ancêtres peut être un des éléments acculant l’agriculteur à quitter son métier de manière aussi brutale que par un suicide. Ils ne peuvent pas supporter d’être celui par lequel l’exploitation s’arrêtera »[8].
Aussi proposons-nous, dans cette recherche, de considérer spécifiquement la problématique générationnelle du lien et de la déliaison dans la perspective de la transmission des savoir-faire, des patrimoines, des mémoires familiales et des inscriptions territoriales, ceci en particulier au regard de vulnérabilités au risque suicidaire.
Une série d'une dizaine d'enquêtes basées sur des entretiens semi-directifs auprès d'exploitants du secteur de l'élevage permettra de mieux saisir certains aspects de ces dynamiques de transmission et leurs achoppements. Dans le prolongement d'un projet de recherche en cours de développement portant sur Les mutations du rapport au travail dans le processus de modernisation agricole : quelles impasses, quelles alternatives ? Interventions cliniques en santé au travail[9], cette recherche mettra en œuvre une méthodologie qualitative et d’un corpus théorique de référence « clinique », notamment la clinique du travail (D. Lhuilier, Y. Clot), la psycho-dynamique du travail (C. Dejours) et la sociologie clinique (V. de Gaulejac), encore très peu sollicités dans le milieu rural.
[1]) P. Bedel, avec C. Ecole-Boivin, Testament d'un paysan en voie de disparition, Paris, Presses de la Renaissance, 2009, p. 109.
[2]) B. Hervieu, J. Viard, L'Archipel paysan. La fin de la république agricole, La Tour d’Aigues, Editions de L'Aube, 2001.
[3]) P. Spoljar, « Précarité et souffrance au travail : les processus de désaffiliation en milieu professionnel agricole », Rapport d'étude pour le Ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, novembre 2019, 82 p.
[4]) H. Mendras, Y. Tavernier (dir.), Terre, paysans et politique, Paris, S.E.D.E.I.S futuribles, 2 tomes, 1969, cité par P. Mundler, J. Rémy, « L'exploitation familiale à la française : une institution dépassée ? », L'Homme et la société, 2012/1 n° 183-184, p. 167.
[5]) P. Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002.
[6]) F. Purseigle, B. Hervieu, « Pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation », Etudes rurales, n° 183, 2009/1, p. 178.
[7]) M. Salmona, « Autonomie et techniques en agriculture : L'épopée familiale, les modèles d'identification dans la transmission et la création des systèmes techniques autonomes », CEPS, CREA, L'Autonomie Sociale Aujourd'hui, presses universitaires de Grenoble, 1985, p. 1.
[8]) J.-J. Laplante, « Un entrelacs de difficultés », BIMSA, n° 111, février 2011, p. 15.
[9]) Ce projet est financé par la DARES/DREES et le Ministère de l'agriculture. Il fait lui-même suite à des recherches préliminaires : P. Spoljar, « Problématique suicidaire en agriculture : une difficile évaluation », PISTES, vol. 16, n° 3, 2014, p. 6-21 ; « Modernisation de l'agriculture et santé mentale : les contradictions au travail », PISTES, vol. 17, n° 1, 2015, p. 1-31.
Bibliographie
Benoist Jocelyn, Putois Olivier, « De la transmission de la tradition à la grammaire de l'identité », Recherches en Psychanalyse, n°16, 2013/2, p.156-165
F. Purseigle, B. Hervieu, « Pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation », Etudes rurales, n°183, 2009/1
Gasselin Pierre, Choisis Jean-Philippe, Petit Sandrine, Purseigle François, Zasser Sylvie, L'agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre, EDP Sciences, France, 2014
Hervieu Bertrand, Viard Jean, L'archipel paysan. La fin de la république agricole [1996], La Tour d'Aigues, Editions de l'Aube, coll. Le monde en cours, 2001
Jacques-Jouvenot Dominique, Schepens Florent, « Transmettre des places », Revue des Sciences Sociales [en ligne], n°62, 2019
P. Spoljar, « Précarité et souffrance au travail : les processus de désaffiliation en milieu professionnel agricole », Rapport d'étude pour le Ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, novembre 2019, 82 p.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
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