Rapport d'étape du projet PAI justice et société rédigé par Catherine Denys et Hervé Leuwers
«En 2007, première année du contrat PAI, avec le soutien de la MSH, de l'IFRESI et de l'IRHIS (et désormais de la MESHS et le l'IRHIS), l'effort lillois a particulièrement porté sur l'étude des constructions sociales dans le monde judiciaire des XVIIIe et XIXe s., au travers d'une rencontre sur le thème : Expériences spécifiques ou partagées : juges, avocats et notaires de l'espace franco-belge (XVIIIe-XIXe s.). Organisée à Lille le 23 novembre 2007, elle a rassemblé une vingtaine de participants autour de neuf contributions permettant de confronter des expériences sociales belges et françaises de part et d'autre des années révolutionnaires et impériales. En se penchant sur la construction professionnelle et sociale des activités de juge, d'avocat et de notaire, cette journée a invité à s'interroger sur l'ampleur, les étapes, les modalités et les acteurs des transformations alors à l'oeuvre. Au travers de l'exemple franco-belge, la séance a permis de revenir sur des expériences tantôt convergentes, tantôt géographiquement et chronologiquement diverses, qui se rattachent simultanément au renforcement des Etats, à l'émergence de nations conscientes d'elles-mêmes, à la persistance d'attachements régionalistes, aux confrontations et aux partages d'expériences, ainsi qu'aux évolutions économiques et sociales qui accompagnent l'entrée dans l'âge industriel.
Concrètement, la journée est partie du constat que, du Directoire à la fin de l'Empire, le débat sur la recomposition des professions juridiques, et le processus qui conduit à la réinvention de la magistrature (1800), de l'avouerie (1801), du notariat (1803) ou de l'avocature (1804-1810), se déroulent simultanément dans les territoires de l'intérieur et les départements réunis. Cette histoire commune, sur laquelle ont mis l'accent de récents travaux (J.L. Halpérin, F. Stevens...), nous paraissait d'autant plus mériter d'être développée qu'elle ouvre un moment d'accélération des constructions nationales des catégories professionnelles juridiques. Avec le Consulat et l'Empire, l'Etat intervient - comme jamais auparavant - dans la construction des activités liées au droit ; désormais, la formation, l'accès à la profession, mais aussi les structures professionnelles sont uniformément définies, dotant ces activités d'une unité qu'elles n'avaient jusque là jamais connue. De plus, avec l'élargissement territorial de la France révolutionnaire, cette construction nationale des catégories inaugure un temps d'harmonisation des structures professionnelles dans l'espace de l'Europe de l'Ouest, dont les héritages et les prolongements peuvent se suivre pendant l'ensemble de l'époque contemporaine.
Les contributions présentées, cependant, démontrent que les dynamiques ne sont pas aussi uniformes et linéaires qu'on pourrait le supposer. Certes, la rencontre confirme que, sous l'Ancien Régime, les professionnels du droit offrent une image géographiquement éclatée, tant en France que dans l'espace des anciens Pays-Bas ; dans le cadre de provinces ou d'espaces plus larges, des expériences communes se développent pourtant, qui conduisent, parfois, à l'émergence de groupes nationalement constitués. C'est le cas en France, où les avocats construisent, progressivement, leur groupe dans l'espace de la Nation (Hervé Leuwers), tandis que les magistrats présidiaux se mobilisent pour la défense de leurs droits et de leurs statuts, sans cependant que s'effacent les multiples divisions internes à leurs corps (Vincent Meyzie). La même diversité s'observe chez les notaires des Pays-Bas, même si le XVIIIe siècle trahit une montée de leur professionnalisation, visible dans l'activité désormais réelle de la plupart d'entre eux. Assez logiquement, le rattachement du territoire belge à la France accélère ces processus et rapproche les expériences. Avec la redéfinition impériale des professions juridiques, les avocats et notaires des « départements réunis » et de la France de l'intérieur partagent, pour un temps, une même organisation (Georges Martyn, Bart Quintelier, Fred Stevens), même si bien vite « chacun suit sa propre voie ». Pour autant, la construction nationale des groupes se poursuit au XIXe siècle, par la professionnalisation, comme le juge de paix de Belgique (Jean-Pierre Nandrin), ou à la faveur des épurations qui marquent la républicanisation de la justice française dans les 1879-1883 (Vincent Bernaudeau). Au XIXe siècle, chaque activité juridique dispose ainsi d'une culture commune - non sans limites -, dont certaines spécificités s'inscrivent clairement dans les enjeux politiques, professionnels et sociaux de leur temps (Renée Martinage, Jean-Paul Barrière).
Les thématiques majeures de la rencontre lilloise, dont les actes paraîtront en 2008 dans la collection PAI des Archives générales du royaume, méritent d'être approfondies. Pour aller plus loin dans la compréhension de la construction des professions judiciaires dans la Belgique du XIXe siècle, un double élargissement a paru s'imposer. Le premier, destiné à comprendre la spécificité historique des professions judiciaires, vise à croiser les activités juridiques et médicales, si souvent rapprochées dans l'analyse sociologique. Les questionnements sur l'originalité de l'expérience belge incitent également à une comparaison spatiale que, pour l'occasion, nous envisagerons pour les territoires belge, néerlandais, français, allemand et italien, qui ont pour particularité d'avoir connu - à des degrés divers - l'épisode napoléonien. Ainsi, les réflexions commencées en 2007 se poursuivront, à la MESHS de Lille, par deux rencontres organisées les 28 novembre 2008 et 18 septembre 2009, autour du thème de la construction des activités juridiques et médicales dans les espaces provinciaux, nationaux et... européen. En partant d'une analyse centrée autour du cas belge, c'est l'esquisse d'un possible modèle professionnel européen sur lequel on pourrait s'interroger, avec d'autant plus de pertinence que c'est avec le XIXe siècle que, dans l'histoire de nombreuses professions, les professionnels fondent leurs premières organisations nationales, commencent à étudier les expériences étrangères et à s'interroger sur l'insertion de leur activité dans un environnement européen.
La contribution lilloise au PAI s'articule, en second lieu, sur l'approfondissement des travaux sur l'histoire de la police belge à la fin du XVIIIe siècle, au temps des réformes et des révolutions, puis du régime français, en liaison avec le programme de recherche CIRSAP (Construction et circulation des savoirs policiers européens, 1650-1850), élu par l'Agence Nationale de la Recherche française, pour 2006-2009. Cela s'est traduit par la participation de Catherine Denys (CIRSAP-IRHIS-Lille3) à trois rencontres universitaires en 2007 : une communication sur « la police de Bruxelles entre Ancien Régime, Réformes et Révolutions, 1750-1800 » au séminaire « Policer la ville » organisé par le LAHRA et l'université de Grenoble le 20 avril 2007 ; puis une communication sur « la tentative de réforme de la police des Pays-Bas par Joseph II », dans le colloque organisé par l'ULB et l'UCL : « Lombardie et Pays-bas autrichiens : regards croisés sur les Habsbourg et leurs réformes au XVIIIe siècle », colloque tenu à Bruxelles, les 19 et 20 octobre 2007, dont les actes paraîtront dans un numéro des Études sur le XVIIIe siècle en 2008 ; enfin par une communication intitulée : « les transformations de la police de Bruxelles sous le régime français, 1795-1815 », lors de la journée d'étude sur « L'acculturation des modèles policiers et judiciaires français en Belgique et aux Pays-Bas (1795-1815) organisé à l'UCL, le 30 novembre 2007.
Ces trois communications, en liaison avec un travail de synthèse actuellement en cours de rédaction sur la police de Bruxelles de 1750 à 1815, font apparaître l'importance des influences extérieures sur une organisation policière traditionnelle et ses capacités de résistance, ou d'adaptation aux modèles imposés. Si l'influence parisienne ne semble guère prégnante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en dépit d'une référence obligée dans les projets réformateurs, les velléités de réformes provenant du gouvernement habsbourgeois prennent un tour plus offensif avec l'Empereur Joseph II qui tente d'imposer une police centralisée et uniformisée aux Pays-Bas. Mais la révolution brabançonne balaie cette réforme sans doute prématurée et, spontanément, les révolutionnaires rétablissent les structures policières les plus traditionnelles du pays. Cependant, les invasions françaises de 1792 et 1794 bouleversent ces structures et après un régime d'occupation, où l'essentiel de la police relève de l'armée, l'intégration des départements belges dans la République française ouvre une nouvelle page pour l'histoire de la police belge. Si la police directoriale, en dépit de la création d'un ministère de la police, conserve aux municipalités une grande part d'autonomie policière, le Consulat, puis l'Empire, imposent cette fois aux villes belges une centralisation policière jusque là inconnue, mais dans laquelle les pratiques changent moins que les institutions ou le personnel. La fin de l'Empire napoléonien, la mise en place du royaume des Pays-Bas et les débuts de la révolution de 1830 restent à explorer sur le plan policier. Cela constituera un des objectifs de la 4e journée CIRSAP, prévue pour les 5 et 6 décembre 2008 à Lille, sur les circulations policières en Europe du Nord, de 1750 à 1850. L'appel à communication est disponible sur la page cirsap d'irhis et le comité d'organisation examine actuellement les premières propositions reçues, d'Angleterre, des Pays-Bas, d'Allemagne et de Norvège. Dans cet ensemble, les transitions policières traversées par la Belgique en 1813-1815 et 1830 trouveront toute leur place, le cas belge contribuant ainsi à une histoire renouvelée des transformations policières européennes. »