Par Oumaya Hidri Neys,
professeure des universités en STAPS, Textes & Cultures, Université d'Artois
Depuis une vingtaine d’années, j’essaie de mettre au jour les mécanismes sociologiques qui contribuent aux processus de stigmatisation et/ou de discrimination selon les apparences physiques. Et la littérature, les terrains investigués, les résultats produits m’ont encouragée à intégrer la variable de l’âge dans mon questionnement. D’abord, les discriminations selon le « jeune » âge, puis plus récemment selon le « vieil » âge. C’est pourquoi, j’ai intégré en 2019 le projet structurant Vulnérabilités, intégration et expériences de la vieillesse, XIXe-XXIe siècle (VINTEX) soutenu par la MESHS Lille-Nord de France et dirigé par Claire Barillé, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine (IRHiS, Université de Lille). Le programme de recherche que je mène s'inscrit plus particulièrement dans la thématique « Vulnérabilités, vies professionnelles et expériences du vieillissement » et c’est autour de celle-ci que je propose un état des lieux du travail en cours et esquisse quelques perspectives.
Depuis le 16 novembre 2001, « aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison (…) de son âge (…) » (Code du travail, Article L.122-45). Dans un premier temps, et malgré l’existence de ce cadre législatif anti-discriminatoire français, j’ai montré, par les observations indirecte, expérimentale et subjective, que les discriminations envers les travailleurs âgés sur le marché du travail étaient une réalité.
La considération des discriminations ces vingt dernières années a provoqué la mise en place de tout un arsenal juridique, élargissant les motifs de discrimination, les domaines d’application, les formes de discrimination et favorisant l’action des victimes. Pourtant, dans un deuxième temps, j’ai montré, à partir du recensement des cas traités par le Défenseur des droits et d’une base de données juridictionnelle (Lamyline reflex) que les travailleurs vieillissants discriminés ne recourent pas en nombre aux normes juridiques. Pour ne pas privilégier le produit au détriment du processus, j’ai choisi de poursuivre l’appréhension et la compréhension des discriminations à l’embauche selon le « vieil » âge en approchant au plus près du processus « en train de se faire », en ne le lisant pas comme il devrait être ou à l’aune de ce à quoi il devrait aboutir.
Pour se faire, les enseignes de la distribution sportive (Décathlon, Intersport, Sport 2000, Go sport, etc.) ont constitué un terrain empirique pertinent. Elles présentent, malgré leur engagement plus ou moins explicite en faveur de l'emploi des salariés dits seniors, une moyenne d'âge du personnel commercial ne dépassant que rarement les 30 ans. Et contrairement aux travaux menés dans d'autres secteurs d'activité, l'absence de flexibilité, le manque d'innovation ou encore la "pénibilité" physique au travail ne semblent pas pouvoir expliquer la "jeunesse" de ce public. Cette énigme m’a encouragée à explorer une piste d'analyse différente en étudiant la manière dont les politiques des ressources humaines de ces entreprises intègrent l’âge, et plus spécifiquement le « vieil âge ». Dans un troisième temps, j’ai donc considéré que les discriminations à l’embauche des travailleurs âgés dans ces entreprises pouvaient découler d’un processus multidimensionnel construit par les dispositifs gestionnaires de l’enseigne, système cohérent de techniques et de discours destinés à conformer les pratiques et représentations des cadres au projet de l’entreprise. L’analyse des annonces d’offre d’emploi met au jour un respect « à la lettre » du cadre législatif anti-discriminatoire français, mais également deux stratégies discursives pouvant amener les travailleurs âgés à s’auto-exclure du processus de recrutement. L’analyse des entretiens semi-directifs menés auprès des directeurs des ressources humaines (Monde, France, Région) et des responsables de la diversité révèlent l’activation de canaux de recrutement défavorables aux candidats les plus âgés. Enfin, l’analyse des entretiens semi-directifs menés auprès des recruteurs opérationnels (qui peuvent être de futurs collègues, supérieurs n+1 ou directeurs de magasin) place les recruteurs au cœur des discriminations directes dont sont victimes les candidatures des plus âgés.
Ce programme de recherche met au jour les représentations de la vieillesse et du vieillissement dans ces enseignes et renseigne autrement le processus de stigmatisation et/ou de discrimination sur le marché du travail. Jusqu’alors, il s’agissait d'étudier ces figures de vulnérabilité non pas à travers un état mais surtout, à travers un processus en construction. Nos premières enquêtes visaient moins à constater la vulnérabilité des travailleurs âgés, majoritairement absents des processus de recrutement étudiés, que de comprendre comment cette vulnérabilité de l’emploi se construisait insidieusement et dans la durée. Les résultats produits montrent dans quelles mesures les politiques des ressources humaines de ces enseignes contribuent à la vulnérabilisation des membres du personnel vieillissants. Il s’agit donc à présent de mener une étude sur l’épreuve du vieillissement des membres du personnel commercial une fois recrutés dans ces enseignes de la distribution dite sportive.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
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