Par Louise Dehondt,
doctorante en littérature comparée, CERCLL, Université de Picardie Jules Verne
Le processus de sénescence se traduit par une occupation différenciée des territoires : le temps se rend visible dans l’espace, dans la chair des corps et dans l’inscription de ces corps au sein d’un espace social organisé par des frontières qui dessinent des lieux et des circulations distincts selon l’âge. À côté des regards sociologique, économique ou anthropologique portés sur le rapport de la sénescence à l’espace et aux territoires, la perspective littéraire permet une plongée dans les constructions imaginaires et les représentations qui se forgent autour du vieillissement, à une époque donnée, et imprègnent le rapport à l’espace.
« Va-t’en dans les Enfers, Paris t’est défendu » : voici comment le poète français Sigogne de la fin du XVIe siècle conclut sa satire contre la vieille Perrette. Bien loin et bien plus tard, dans La Ballade de Narayama, publiée en 1956, l’écrivain japonais Shichirô Fukazawa raconte comment Orin, une vieille femme, demande à son fils, lorsqu’elle atteint l’âge de soixante-dix ans, de l’emporter et de l’abandonner au sommet de la montagne aux chênes. Abandon, mise au ban, la littérature n’édulcore pas l’exclusion spatiale et sociale dont font l’objet les personnes âgées, et tout particulièrement les vieilles femmes.
Le rejet des corps âgés se traduit toutefois d’abord et plus souvent par une marginalisation silencieuse et intériorisée, qui aboutit à la disparition progressive des vieillards dans l’espace partagé. Si ce retrait de l’espace public et la moindre mobilité des sujets âgés peuvent s’expliquer en partie par le déclin des capacités de mouvement avec l’âge, elles dépendent étroitement d’une organisation sociale et politique de l’espace, ainsi que de choix d’architecture et d’urbanisme, plus ou moins inclusifs, dont la littérature suggère les résonances intimes.
Benoîte Groult médite sur l’obstacle de l’escalier qui rappelle brutalement au corps vieillissant qu’il est désormais inadapté et lui signifie son âge[1]. Dans ses « Tableaux parisiens », en 1861, Baudelaire suggère quant à lui combien les transformations haussmanniennes et le développement des transports bousculent sans ménagement les corps des « petites vieilles » :
Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
Frémissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;[2]
Oscillant entre compassion pour ces solitudes qui hantent la vieille capitale et regard incisif sur ces corps délabrés, le poète se montre attentif à la vulnérabilité de ces êtres fragiles qui souffrent d’une sensibilité accrue à l’extérieur. Recroquevillées sur elles-mêmes, les petites vieilles luttent pour que leur corps frêle ou leur petit sac ne soit pas emporté par le tourbillon effréné de la ville dont elles ne peuvent plus suivre le rythme. Alors que les « plis sinueux des vieilles capitales » offraient des abris coupés du vent aux vieilles femmes, les grandes percées des années 1850-1860 les exposent aux agressions physiques de toute nature, à la rigueur de la météo, à la vitesse et au bruit des transports. Pour éviter d’être renversées à tout moment par une calèche à pleine vitesse, pour se protéger de cet extérieur que leur lenteur risquerait d’enrayer, les vieilles femmes de Baudelaire font un pas de côté, choisissent les marges et les recoins.
Si Baudelaire peint errances et déambulations solitaires, la réclusion dans l’espace privé reste la modalité la plus évidente de la marginalisation des sujets âgés. Ce retrait a pu se traduire à l’époque moderne par le choix d’entrer au couvent pour les riches veuves, une fois leurs enfants établis, ou de se confiner à l’intérieur. Les satires réitèrent en négatif ces injonctions en pointant du doigt les vieilles femmes qui s’aventurent encore à l’extérieur et transgressent ces règles tacites. Images de la mort dans la vie, cadavres ambulants, les vieilles femmes sont invitées à disparaître et à se faire oublier.
Cette réclusion peut aussi être l’aboutissement d’un lent désinvestissement ou d’un retrait choisi. Les vieilles femmes sortent de moins en moins, puis ne sortent plus : elles s’absentent de l’espace partagé. Dans le récit, Ève s’évade, qu’elle consacre à la grande vieillesse de sa mère presque centenaire, Hélène Cixous égrène les renoncements successifs, au marché puis au jardin, la réduction des heures de sortie. L’image de la « peau de chagrin » forgée par Balzac figure avec efficacité cette rétractation progressive : à mesure que le temps qui reste à vivre s’amenuise, la peau en cuir ne cesse de rétrécir inexorablement.
Ève s’évade encore et refuse le tombeau avant l’heure par sa parole et la vivacité de son esprit, mais pour d’autres, ce repli intimé par l’extérieur ou intériorisé, est la traduction douloureuse d’une vieillesse vécue comme un stigmate honteux. Le sujet vieillissant ne trouve plus sa place. Le concept de désespacement proposé par Jean Améry dans son essai Du vieillissement dit la souffrance liée à cette dissociation progressive avec le monde, l’étrangeté à soi-même et aux autres, le sentiment d’invisibilisation dans l’espace et de pétrification sous le regard d’autrui. Pour le philosophe et écrivain autrichien, le sujet qui vieillit s’abstrait de l’espace jusqu’à devenir un moi sans monde, du « temps pur ».
L’image du fantôme ou de l’ombre, récurrente dans les représentations littéraires de la vieillesse féminine, suggère combien le corps même de la vieille femme n’occupe plus l’espace. Réduites à d’infimes présences spectrales, les petites vieilles sont oubliées de tous, même si elles hantent encore le poète baudelairien qui, sans masquer l’angoisse générée par cette figure laide et difforme annonciatrice de mort, œuvre contre le refoulement de ces existences aux marges de l’espace social. Le poète les suit du regard lorsque « honteuses d’exister, ombres ratatinées / Peureuses, le dos bas, [elles] côt[oient] les murs » ou lorsque l’une d’elle, pensive, s’assoit « à l’écart, sur un banc » pour entendre un concert public de loin, à l’écart de la foule. Les attitudes du corps qui frôle les murs ou se repli sur lui-même, traduit en gestes les normes spatiales. Les vieilles femmes de Baudelaire tentent d’occuper le moins d’espace possible. Sans le regard du poète, elles seraient invisibles.
Aux processus d’invisibilisation et de marginalisation qui tendent à refouler au loin la réalité charnelle de la sénescence et l’évidence de la finitude que révèle le grand âge, répondent les portraits de vieillissements spectaculaires : des portraits burlesques de vieilles femmes dans la poésie de la Renaissance aux bals de têtes proustiens, la littérature est aussi peuplée de portraits où le vieillissement, tout sauf transparent, arrête le regard. Proust peint des corps épaissis, et non amincis, par le temps, ruines fascinantes modelées par les années et dont le narrateur retrace l’archéologie. Le corps âgé devient un paysage à parcourir pour révéler l’histoire sédimentée dans le réseau des rides.
La littérature invite ainsi à articuler la saisie des faits à l’étude historicisée des représentations culturelles qui travaillent notre perception de la sénescence. Les auteurs méditent sur l’inscription du temps dans des corps singuliers et leur rapport intime aux lieux, tout en accueillant les échos des angoisses et fantasmes véhiculés par la vieillesse. Tantôt menées avec angoisse et dégoût, tantôt avec douceur et compassion, tantôt avec une ironie acerbe, les enquêtes poétiques et narratives à la surface des corps vieillissants se racontent comme des expéditions sans complaisance dans les territoires aventureux du grand âge. En mettant des mots sur l’œuvre du temps, la littérature donne forme aux luttes spatiales qui se jouent entre les sujets selon leur âge, mais esquisse aussi mille modalités singulières d’habiter les territoires du vieillissement.
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
↩Consulter la liste de toutes les contributions.
[1] Benoîte Groult, La Touche étoile : « Assise j’ai soixante ans. Debout je me tasse un peu, mais ma démarche reste alerte. Je suis insoupçonnable sur terrain plat. C’est en descendant un escalier que je deviens septuagénaire », Livre de Poche, 2006, p. 24.
[2] Charles Baudelaire, « Les petites vieilles », Les Fleurs du mal, v. 9-12.
Bibliographie
Jean AMERY, Du vieillissement : révolte et résignation, Payot, 1991.
Jean-Jacques AMYOT, Innommable et innombrable : De la vieillesse, considérée comme une épidémie. Dunod, 2014.
Simone de BEAUVOIR, La Vieillesse, Paris, 1970.
Martine BOYER-WEINMANN, Vieillir dit-elle, une anthropologie littéraire de l’âge, Seyssel, Champ Vallon, 2013.
Mona CHOLLET, Sorcières : la puissance invaincue des femmes. Zones, 2018.
Albrecht CLASSEN, (dir.) Old Age in the Middle Ages and the Renaissance. Interdisciplinarity Approaches to a neglected topic, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2007.
Caroline DARROUX, 2011, La vieille femme salie. Récit d’une résistance à la modernité. Morvan XXe–XXIe siècles, Aix-Marseille Université – Université de Provence.
Goffman ERVING, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris, Éditions de Minuit, 1975.
Benoîte GROULT, Mon évasion. Grasset, 2008.
Benoîte GROULT, Les trois quarts du temps. Grasset, 2014.
Marie MASSE, " L'identité du sujet vieillissant face au regard social: effets de la stigmatisation sociale liée à l'âge et stratégies de négociation identitaire des adultes âgés face au vieillissement individuel et à l'âgisme. 2011. Thèse de doctorat. UCL-Université Catholique de Louvain.
Alain MONTANDON (dir.), Éros, blessure et folie. Détresses du vieillir, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2006.
-, Écrire le vieillir, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005.
Catherine RUCHON, « Vieux et vieille, les mots qui tuent. Désignations décatégorisantes et désignations situées » conférence 11 décembre 2020 à l’Université Sorbonne Paris Nord
Marie-Anne PAVEAU, “La vieille femme sale [Dérangeantes dégenreuses 3/6]“, La pensée du discours [Carnet de recherche], 2015, http://penseedudiscours.hypotheses.org/14226, consulté le 20/10/ 2020.
Giovanna PINNA, Hans Georg POTT, (dir.), Senilità. Immagini della vecchiaia nella cultura occidentale, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2011.
Silvana SEIDEL MENCHI et alii (dir.), Tempi e spazi di vita femminile tra Medioevo ed età moderna, Bologna, Il Mulino, 1999.
URI/Permalink: