Par Sophie Richelle,
chercheuse post-doctorante, MMC, Université Libre de Bruxelles
Si la vieillesse, et plus généralement la question des âges et des générations, occupe encore une place marginale au sein de l’histoire des marges[1], les études sur l’âge font souvent état de la marginalisation et de l’exclusion dont sont victimes les personnes âgées tant présentes que passées[2]. Lorsqu’il s’agit d’aborder la question de l’exclusion en lien avec la vieillesse, l’institution de prise en charge s’avère le terrain de prédilection des chercheurs en sciences humaines, cristallisant selon eux de manière la plus prégnante l’exclusion des personnes âgées. Et parmi les différents établissements de prise en charge, ceux de l’assistance publique des 19e et 20e siècles, destinés par définition aux indigents, sont bien souvent considérés comme les plus sombres[3].
Partant de ces constats, mon travail se propose de revisiter les hospices de vieillards de l’assistance publique de la ville de Bruxelles entre 1827 et 1914. En effet, une approche micro-historique sociale et sensible ainsi qu’une analyse qualitative des archives du Conseil Général des Hospices et Secours de la Ville de Bruxelles autorisent un nouveau regard, une interprétation à nouveaux frais du caractère strictement excluant de l’institutionnalisation des personnes âgées d’un long 19e siècle.
À l’échelle de la ville tout d’abord, les formes d’assistance offertes aux vieillards et la singularité du contexte bruxellois relativisent le caractère strictement excluant des hospices. En effet, Bruxelles est une ville relativement bien dotée en nombre d’institutions et de lits d’hospice par rapport à d’autres villes voisines belges et européennes. Les personnes âgées hospiciées n’ont donc pas à y subir une exclusion de leur environnement avant l’institution. La plupart reste dans les mêmes quartiers que leur précédent lieu d’habitation. Ensuite, à l’échelle des hospices, les différents modèles de prises en charge existant au sein de l’assistance publique offrent des accueils très différents. L’hétérogénéité des établissements publics bruxellois permet de rendre compte de traitements et de publics tout aussi hétérogènes. A Bruxelles, le réseau public d’assistance à la vieillesse se compose de cinq établissements : l’hospice Pachéco, l’hospice de l’Infirmerie, les Hospices-Réunis, le refuge des Ursulines et le refuge Sainte-Gertrude. Chacune de ces cinq institutions accueille des publics différents dont les principaux critères d’admissions se déclinent selon le domicile de secours, le genre, les ressources financières et la validité des admis. C’est dès lors une exclusion à plusieurs vitesses qui s’observe selon les différents modèles d’hospices. C’est notamment à travers le droit de sortie des pensionnaires que le degré d’exclusion apparaît de manière particulièrement prégnante. Finalement, à l’échelle des pensionnaires, l’analyse des ressources et des moyens à leur disposition nous permettent de nous rendre compte qu’au niveau individuel se jouent encore des possibilités de (dé)-marginalisation importantes.
L’ensemble de ces développements nous permettent d’arriver à la conclusion suivante : à travers le cas des hospices publics bruxellois, l’exclusion des personnes âgées par leur accueil en établissement existe mais n’est pas la seule réalité des expériences des personnes âgées hospiciées au 19e siècle. Par-là, mon travail revisite l’image traditionnelle de l’hospice public ainsi que l’indigence à laquelle il s’adresse. Tout d’abord, la situation de Bruxelles présente un paysage institutionnel particulier. Ensuite, loin de ne concerner qu’une pauvreté extrême, miséreuse et dangereuse, les hospices publics bruxellois accueillent des populations diversifiées selon des modèles de prise en charge bien distincts. Par ailleurs, indépendamment des modèles de prise en charge, les pensionnaires parviennent (ou non), par leur pratiques et moyens individuels, à en atténuer les effets. Le genre, la classe sociale et l’état de santé apparaissent fondamentaux pour appréhender leurs expériences. Il en ressort que la Dame pensionnaire du Pachéco, noble déchue, consciente de son statut et prête à exprimer avec force ses mécontentements, dispose de marges de manœuvre incontestables. Là où, le vieil infirme de l’Infirmerie, pauvre, isolé, ne disposant pas ou peu de moyens d’expression et dont il ne subsiste pour ainsi dire aucune trace en ressent avec le plus de force les contraintes.
La lecture d’une première génération d’historiens et sociologues percevant les hospices publics comme des lieux aux conditions de vie extrêmes, sans histoire et sans changement jusque dans la deuxième moitié du 20e siècle n’est sans doute pas étrangère à la noirceur du tableau es hospices publics maintenue jusqu’à présent. Caricaturalement, il réside en filigrane de ces premières analyses sur le sujet une lecture positiviste d’un mieux acquis au 20e siècle, aboutissant à l’humanisation des établissements après les années 1970 avant de faire face aux nouveaux défis du 21e siècle[4]. Notre travail permet de rendre au 19e siècle toute son épaisseur et sa complexité ; époque pendant laquelle l’hospice a constitué notamment une solution recherchée par les personnes âgées elles-mêmes.
Cette communication est tirée d’un article publié en anglais dans la Revue Belge d’Histoire Contemporaine (« The Elderly Poor, or Poor Elderly. Old Age in Nursing Homes, Old Age on the Margins ? », Journal of Belgian History, n°XLVI, 2016(1), p. 84-103) et plus largement de mon travail de thèse publié aux Presses universitaires de Rennes (Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse. Bruxelles 1830-1914, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019).
Ce texte a été rédigé en 2020 dans le cadre de l'AAC "Vieillissement et territoires".
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[1] Cornélia Hummel, Isabelle Mallon et Vincent Caradec, Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques, Rennes, 2014, p. 12 ; Catherine Achin et al., « Âge, intersectionnalité, rapports de pouvoir », in Mouvements, n°59, 2009/3, p. 91-101.
[2] Jean-Pierre Bois, « Exclusion et vieillesse. Introduction historique » in Gérontologie et société, n°102, 2002/3, p. 13-24 et l’ensemble des articles proposés dans le même numéro de cette revue dont la thématique est « Âge et exclusion » ; « Vieillesse et exclusion sociale », Pensée plurielle, n°6, 2003/2 ; Anne-Marie Guillemard, « Vieillesse et exclusion », in L’exclusion : l’état des savoirs, Paris, 1996, p. 198-208 ; Lynne Segal, « The Coming of Age Studies », in Age Culture Humanities, n°1, 2014. [En ligne]. http://ageculturehumanities.org/WP/the-coming-of-age-studies/. (Consulté le 20 mars 2015).
[3] Nicole Benoit-Lapierre, Rithée Cevasco, Markos Zafiropoulos, Vieillesse des pauvres. Les chemins de l’hospice, Paris, 1980.
[4] Voir Jean-Pierre Gutton, La naissance du vieillard, Paris, 1988, p. 221-253 ; BOIS Jean-Pierre, Les vieux : de Montaigne aux premières retraites, Paris, 1989, p. 133.
Bibliographie
« Vieillesse et exclusion sociale » (thématique numéro), Pensée plurielle, n°6, 2003/2
Achin Catherine, Ouardi Samira et Rennes Juliette, « Âge, Intersectionnalité, rapports de pouvoir », Mouvements, n°59, 2009(3), p. 91-101.
Amourous Charles, « L’institution confrontée à l’enfermement et à l’ouverture », Projectics/Proyéctica/Projectique, n°10, 2013(1), p. 73-88.
Benoit-Lapierre Nicole, Rithée Cevasco, Markos Zafiropoulos, Vieillesse des pauvres. Les chemins de l’hospice, Paris, 1980.
Bois Jean-Pierre, « Exclusion et vieillesse. Introduction historique » in Gérontologie et société, n°102, 2002/3, p. 13-24 et l’ensemble des articles proposés dans le même numéro de cette revue dont la thématique est « Âge et exclusion »
BOIS Jean-Pierre, Les vieux : de Montaigne aux premières retraites, Paris, 1989, p. 133.
Botelho Lynn, « Age and History as Categories for Analysis: Refiguring Old Age », Age Culture Humanities, n°1, 2014. [En ligne]. http://ageculturehumanities.org/WP/age-and-history-as-categories-of-analysis-refiguring-old-age/ (Consulté le 3 novembre 2016).
Castel Robert, « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique, n°22, 1994, p. 11-27.
Guillemard Anne-Marie, « Vieillesse et exclusion », in L’exclusion : l’état des savoirs, Paris, 1996, p. 198-208
Gutton Jean-Pierre, La naissance du vieillard, Paris, 1988, p. 221-253
Hummel Cornélia, Mallon Isabelle et Caradec Vincent, Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques, Rennes, 2014, p. 12 ; Catherine Achin et al., « Âge, intersectionnalité, rapports de pouvoir », in Mouvements, n°59, 2009/3, p. 91-101.
Richelle Sophie et Loffeier Iris, « Expérience de la vieillesse en établissement à deux siècles d’intervalle : l’humanisation en question », Genèses, n°106, 2017(1), p. 30-49.
Richelle Sophie, « The Elderly Poor, or Poor Elderly. Old Age in Nursing Homes, Old Age on the Margins ? », Journal of Belgian History, n°XLVI, 2016(1), p. 84-103
Richelle Sophie, Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse. Bruxelles 1830-1914, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019.
Rossigneux-Méheust Mathilde, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au XIXe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019
Segal Lynne, « The Coming of Age Studies », in Age Culture Humanities, n°1, 2014. [En ligne]. http://ageculturehumanities.org/WP/the-coming-of-age-studies/. (Consulté le 20 mars 2015).
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