À différentes formes d'interventions gouvernementales correspondent autant de formes de production de connaissances statistiques. Ces deux ensembles - les politiques socio-économiques d'une part, et les connaissances chiffrées de l'autre - ne sont pas indépendants et gagnent à être analysés conjointement. Comprendre les modes de gouvernement à l'oeuvre suppose de considérer les outils de mesure et de gestion qui les rendent opératoires, et vice versa ; c'est là ce que l'on peut appeler le gouvernement par les nombres.
Le projet sur lequel nous voudrions travailler porte sur la prolifération contemporaine, dans différents champs (éducation, emploi, environnement, finances, protection sociale, recherche, santé, etc.) et à tous les échelons de l'action publique (international, européen, national, régional, local), de dispositifs d'évaluation comparative ou d'étalonnage des performances, plus connus sous le nom de benchmarking. Il entend confronter plusieurs études de cas pour dégager les singularités de ces expériences et les processus d'adaptation, d'adoption ou de résistance observables au moment même où ces dispositifs sont en voie d'implantation ou d'institutionnalisation. À travers une enquête multi-site et interdisciplinaire, nous nous proposons d'interroger cette façon de gouverner par la mise en nombre et par la mise en comparaison qui nous semble symptomatique d'une transformation des modes d'organisation sociale et d'exercice du pouvoir politique.
Partenaires :
Problématique et objet de recherche
Depuis les années 2000, la technique du benchmarking se propage de façon exponentielle hors du monde des affaires où elle a été forgée. Ce phénomène d'envergure internationale, qui concerne tout particulièrement les sociétés industrialisées, est tangible à l'échelle nationale aux yeux des observateurs savants comme profanes. Ne serait-ce que dans le cas français, les exemples illustrant la prolifération de ce dispositif dans le secteur public abondent. Mentionnons-en trois :
- depuis le lancement de la stratégie européenne de Lisbonne en 2000, la politique française de recherche et d'enseignement supérieur s'inscrit dans le cadre de l'Espace européen de la connaissance, régi par la Méthode ouverte de coordination (MOC) qui non seulement emploie le benchmarking comme technique de coordinationintergouvernementale, mais le recommande également aux États membres pour réformer leur système national d'innovation. C'est ainsi qu'en France, les deux nouvelles agences - l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) et l'Agence d'Évaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur (AERES) - créées en 2006 ont adopté les procédés du benchmarking en pratiquant le pilotage par projets et l'évaluation sur indicateurs de performance des activités scientifiques et éducatives;
- la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF), promulguée le 1er août 2001, qui « fixe le cadre de la nouvelle constitution financière de l'État », consiste en un pilotage de la performance au moyen de programmes, d'indicateurs et d'objectifs quantifiés ;
- CompStat est une procédure statistique importée de New York en 2000 par le préfet de police de Paris Proust, en vue d'optimiser les performances des commissaires centraux d'arrondissement - et par leur intermédiaire des équipes de la Police Urbaine de Proximité. À intervalle de temps régulier, les commissaires par groupes de trois sont convoqués à la préfecture pour commenter leurs résultats chiffrés, et se voient assigner des objectifs à atteindre pour la fois d'après. C'est sur ce modèle que le ministre de l'intérieur Sarkozy a ensuite établi l'évaluation régulière des préfets de la République.
L'hétérogénéité de ces exemples rend la proximité des techniques employées d'autant plus problématique. L'expérimentation de ce nouveau mode de gouvernement, au sein des organisations intergouvernementales, communautaires et étatiques, ainsi que dans des secteurs aussi divers que l'enseignement supérieur, la recherche, la police ou les finances, appelle une étude historique et comparative approfondie qui permettra de le caractériser et d'en questionner les effets différenciés sur les catégories d'action publique, les (re)configurations des acteurs et des lieux de pouvoir, la (re)distribution des rapports de force, des alliances et des lignes de clivage.
L'entrée sur le terrain du benchmarking par secteurs d'action publique ne vise pas tant à comparer plusieurs études de cas pour dégager leurs ressemblances/différences, qu'à les confronter dans une enquête prenant pour objet la formation et la montée en puissance de cette façon de gouverner qu'il nous faudra définir sans recourir aux étiquettes courantes et peu éclairantes ("gestionnaire", "néo-managériale","(néo)libérale"...) qui présupposent une rationalité uniforme et surplombante. À cet effet, nous partirons d'une caractérisation minimale de la démarche du benchmarking qui comporte les opérations suivantes :
- définition d'une série d'indicateurs statistiques mesurant les performances d'un certain nombre d'acteurs et d'activités pré-identifiés ;
- fixation pour chaque indicateur d'un objectif chiffré à atteindre ;
- délimitation d'une période de temps pendant laquelle chaque acteur s'efforce d'atteindre ces objectifs ;
- aménagement de lieux de rencontre (physiques ou à distance) où les acteurs se retrouvent, se comparent les uns aux autres, et établissent de nouveaux objectifs pour un prochain cycle.
Le benchmarking est donc une procédure qui repose largement sur des données chiffrées grâce auxquelles on espère amener, par émulation, un ensemble d'acteurs à progresser efficacement. Autrement dit, il est autant un outil de description qu'un nouveau type de gouvernement qui s'exerce sur des acteurs libres et responsables de leurs performances. Il consiste précisément à canaliser leur liberté et à activer leur responsabilité grâce à l'outil statistique qui rend explicites et visibles pour tous les résultats chiffrés de chacun, de façon à les engager dans une compétition supposée favoriser les progrès individuels et collectifs.
Le pari théorique que nous voudrions relever est de dépasser la tension entre, d'une part, la définition d'un objet socio-technique dont on suit la trajectoire (démarche inspirée par la nouvelle sociologie des sciences) et, d'autre part, l'analyse d'un mode de gouvernement dont on étudie les différents outils (suivant l'approche en science politique centrée sur les instruments). Pour ce faire, nous prolongerons le programme de recherche engagé notamment par A. Desrosières qui a développé une sociologie de la quantification pour réunir les études de la statistique comme outil de gouvernement et comme outil de preuve. L'épistémologie y rencontre la sociologie du pouvoir ; l'anthropologie des sciences et des techniques informe la science politique. On comprend donc que nous sortirons de l'appareil statistique au sens strict pour envisager cette tension dans d'autres dispositifs produisant - ou du moins consommant - des nombres, tout en s'interrogeant sur les rapports entre ceux-ci et les services statistiques traditionnels.
Protocole d'enquête
Cartographie :
Nous envisageons de cartographier la prolifération du benchmarking dans les pays membres de l'UE, et plus largement de l'OCDE, en nous limitant à la localisation de ses usages au sein des administrations publiques dont il nous faudra cerner le périmètre. À cet effet, nous utiliserons les outils techniques proposés gracieusement (en « open source ») sur le site Digital methods initiative avec l'aide de N. Marres qui l'a développé et fait partie de notre équipe.
Études de cas :
Le séminaire organisé en 2009 doit nous aider à sélectionner un certain nombre de cas particuliers qui mériteront une étude approfondie, de type ethnographique, et qui permettront à la fois d'étudier l'histoire de ces dispositifs (1), d'évaluer leurs effets (2) et de repérer les résistances à leur implantation (3).
- Retracer le cheminement spatio-temporel des dispositifs de benchmarking est d'autant plus intéressant qu'ils n'ont pas tous suivi le même itinéraire et subi les mêmes hybridations. Par exemple, la MOC provient d'une réflexion sur la coordination intergouvernementale au sein de l'UE inspirée par les pratiques de l'OCDE, quand CompStat a été importé directement de New York. Ces ascendances se rejoignent-elles ? Comment ? Quelles sont les adaptations qui ont été nécessaires pour appliquer un seul et même outil à différents usages et finalités?
- Par ailleurs, il faudra évaluer les effets du benchmarking sur les institutions à travers une sociologie de ses usages : qui s'en empare ? À quelles fins ? Pour quels résultats attendus et inattendus ? Quelles sont les évaluations dressées a posteriori sur l'efficacité de ces méthodes et, le cas échéant, les prescriptions pour remédier à leurs dysfonctionnements ?
- Enfin, une attention particulière sera apportée aux appropriations, détournements et résistances à la pratique du benchmarking. Nous analyserons les controverses qui opposent des discours légitimant sa propagation par les figures de la neutralité technique, aux discours dénonciateurs qui recourent à la figure du dévoilement pour la critiquer.
- Isabelle Bruno (In charge)
Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS), - Emmanuel Didier
Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP), Université de Versaille Saint-Quentin en Yvelines (UVSQ)
Contact
didier[at]cesdip[POINT]frisabelle.bruno[at]univ-lille2[POINT]fr
Ce séminaire, organisé tout au long de l'année 2009, porte sur la prolifération depuis les années 2000, dans différents champs (éducation, emploi, environnement, finances, protection sociale, recherche, santé, etc.) et à tous les échelons de l'action publique (international, européen, national, régional, local), de dispositifs d'évaluation comparative ou d'étalonnage des performances, plus connus sous le nom de benchmarking.
Il s'agit là d'une technologie couplant un mode de description quantifiée de la réalité avec une façon incitative de contrôler les comportements, qui semble acquérir une place toujours plus centrale dans l'idéologie et les pratiques actuelles de gouvernement (même les ministres de la République y sont soumis!). Cet objet permet donc de caractériser de façon particulièrement saillante la technologie néolibérale (dont le qualificatif est d'ailleurs discutable), toujours désignée abstraitement, mais en fait assez peu spécifiée concrètement, par les outils et pratiques qui la définissent.
Le but du séminaire est de collecter et de comparer les expérimentations du benchmarking dans différents champs de l'action publique de façon à dresser une carte la plus complète possible de son histoire, des autres techniques qui lui sont associées, de ses usages, et de ses transformations ainsi que, symétriquement, la carte de ses oppositions, critiques et tentatives de sabotages (tant qu'on en trouvera). L'objectif matériel envisagé est un ouvrage collectif et/ou un numéro spécial de revue.
Équipe organisatrice du séminaire: Isabelle Bruno (CERAPS), Alain Desrosières (Centre A. Koyré), Emmanuel Didier (CESDIP), Florence Jany-Catrice (CLERSÉ), Frédéric Lebaron (CURAPP), Albert Ogien (CEMS), Frédéric Pierru (IRISES)
PROGRAMME DU SÉMINAIRE
>> Indicateurs statistiques
Qu'est-ce que quantifier? Qu'est-ce qu'un indicateur?
Mardi 3 février 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenants: Michel Armatte et Alain Desrosières
- Discutante: Mireille Elbaum
Télécharger les communications d'Alain Desrosières (document pdf) et de Michel Armatte (document pdf)
>> Transparence et publicité
La fabrique des palmarès et leur réception: à qui sont-ils destinés? à quelles fins? avec quels effets?
Mardi 10 mars 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenants: Frédéric Pierru et Julie Bouchard
- Discutants: Patrick Lehingue et Romuald Normand
Télécharger la communication de Frédéric Perru (document pdf)
>> Indicateurs «alternatifs»
Résistances à la quantification ou autres indicateurs ? ex. BIP 40 et ISS
Mardi 14 avril 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenante: Florence Jany-Catrice
- Discutants: Fabrice Bardet et Frédéric Lebaron
Télécharger la communication de Florence Jany-Catrice (document pdf)
>> Indicateurs «alternatifs»
Forum pour d'Autres - Indicateurs de Richesse (FAIR) et Commission Stiglitz
Mardi 5 mai 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenant: Jean Gadrey
- Discutant: Alain Desrosuères
>> Dispositifs recourant aux indicateurs de performance
Épreuves d'explicitation dans la description de l'État : le cas de la LOLF
Mardi 2 juin 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenant: Dominique Linhardt et Fabian Muniesa
- Discutant: Albert Ogien et Jay Rowell
Télécharger le commentaire de M.Ogien (.pdf)
>> Dispositifs recourant aux indicateurs de performance
COMPSTAT: benchmarking et police
Mardi 30 juin 2009 | 14h-17h | FMSH, Paris, 54 boulevard Raspail (salle 214)
- Intervenant: Emmanuel Didier
- Discutants: Isabelle Bruno et Christian Mouhana
>> Mesure & comparaison dans le secteur éducatif
Nouveau management public de l'éducation
Mardi 22 septembre 2009 | 14h-17h | MESHS
- Intervenant: Romuald Normand
- Discutants: Roser Cusso et Florence Jany-Catrice
Télécharger la communication de Romuald Normand (document pdf)
>>Mesure & comparaison dans le secteur éducatif
Faire entrer la «culture de la performance» à l'université? Enjeux et luttes sur le terrain d'une université de province
Mardi 13 octobre 2009 | 14h-17h | MESHS
- Intervenant: Frédéric Lebaron
- Discutants: Frédéric Pierru et Annie Vinokur
Télécharger la communication de Frédéric Lebaron (document Pdf)
>> Effets sur les pratiques «en bout de chaîne»
Les usages du chiffre dans la gestion des illégalismes. Le cas de l'immigration et du contrôle fiscal
Mardi 3 novembre 2009 | 14h-17h | MESHS
- Intervenant: Alexis Spire
- Discutants: Nicolas Belorgey et Emmanuel Didier